Présentée à la Fondation Beyeler jusqu’au 26 mai 2019, l’exposition Le jeune Picasso. Périodes bleue et rose, résultat de quatre ans de préparation, réunit quelques soixante-quinze œuvres des années 1900 à 1906. C’est l’accrochage le plus spectaculaire jamais organisé à la Fondation sous le commissariat de Raphaël Bouvier. Et le plus coûteux aussi, la valeur d’assurance s’élevant à quatre milliards de francs.
Picasso n’aurait-il laissé que ces tableauxlà, il serait encore un des plus grands peintres du XXe siècle. En ces six années, sa créativité a littéralement explosé, bouleversant tous les codes de la peinture ancienne et moderne, qu’il a tous assimilés et dont il se sert d’une manière ludique. C’est à l’automne 1900, à l’occasion de l’Exposition universelle, que celui qui signait encore Pablo Ruiz Picasso est venu pour la première fois à Paris, ayant été choisi, malgré ses dix-neuf ans, pour participer à la sélection de peinture espagnole constituée à cette occasion. Il y avait présenté Les Derniers moments, une toile représentant un jeune prêtre, debout, un livre de prière à la main, contemplant une femme sur son lit de mort, longtemps considérée comme disparue, jusqu’à ce qu’on la retrouve, grâce à une radiographie, sous La Vie, un des tableaux le plus emblématique de la période bleue et rarement prêté par le musée de Cleveland.
L’année suivante, le jeune peintre exposait une soixantaine d’œuvres chez Ambroise Vollard, écrasant son ami et compatriote Francisco Iturrino non seulement par l’abondance de sa production, mais aussi par l’éclat et l’exubérance des couleurs dont il revêtit ses scènes de bals et de cafés montmartrois. « L’invasion espagnole », tel était le titre d’un article de la Revue blanche, célébrant « le jaillissement furibond des fleurs hors du vase, et l’air lumineux qui danse à l’entour ; ou le grouillement multicolore des foules à même la verdure dans un champ de courses, à même le sable ensoleillé dans une arène tauromachique ; la nudité des corps de femmes, n’importe quelles ». Un peintre était né, moderne, confiant, sûr de son génie, se représentant en chemise blanche et foulard rouge, chevelure noire et l’œil perçant : Yo Picasso.
Contrairement à ce qu’affirmera Vollard plus tard, l’exposition était un succès, la plupart des tableaux furent vendus. Picasso partageait alors son temps entre Barcelone et Paris. Parmi ses camarades, avec lesquels il avait partagé plus d’un atelier, Carlos Casagemas. Or, pour une sombre histoire de jalousie, Casagemas s’était donné la mort, après avoir tiré sur sa maîtresse, un des modèles de Montmartre, dont il ne supportait pas les coquetteries. Un drame qui a profondément bouleversé Picasso. De La Mort de Casagemas à Casagemas mort, puis à Casagemas dans son cercueil et à L’Enterrement de Casagemas, la palette s’assombrit de plus en plus. « J’ai commencé à peindre dans le bleu quand j’ai appris la mort de Casagemas », dira Picasso plus tard.
Suivent en effet trois années au cours desquelles Picasso multiplie les représentations de la misère, de la maladie, de la mort en des toiles dont les bleus eux-mêmes s’assombrissent dans une monochromie toujours plus poignante. Ce seront les Buveuses d’absinthe, les Pierreuses au bar, les Miséreuses accroupies, les Femmes assises au capuchon, les Femmes assises au fichu qui traduisent la profonde mélancolie du peintre, hanté depuis ses plus jeunes années par le thème de la mort, qui traversera toute son œuvre. On mesure la distance parcourue en comparant l’Autoportrait bleu, peint à Barcelone à la fin de 1901 et que Picasso a toujours gardé en sa possession, à Yo Picasso, exécuté au début de la même année à Paris. C’est que le peintre n’avait pas seulement perdu un de ses amis les plus proches, mais aussi le soutien de Manyac, cet industriel catalan qui l’avait présenté à Vollard et qui le faisait vivre. Le célèbre galeriste de la rue Laffite, le marchand de Cézanne et de Gauguin, n’exposera d’ailleurs aucune toile de cette période. Il ne reviendra vers Picasso qu’en 1906, poussé par Apollinaire, pour lui acheter alors tout son atelier et un grand nombre de tableaux de la période rose. Geste qu’il renouvellera l’année suivante, s’assurant un important ensemble d’œuvres primitivistes préparant Les Demoiselles d’Avignon.
Si le bleu est, pour Picasso, la couleur de la solitude, de la misère et de la détresse, elle est aussi celle du Greco, remis à l’honneur au moment où Picasso revient à Barcelone. Un peintre qu’il connaissait, mais superficiellement, et qu’il découvre véritablement alors. Les figures allongées du maître de L’Enterrement du comte d’Orgaz se superposent alors aux personnages en mouvement et haut en couleurs de Toulouse-Lautrec. Si Picasso n’a jamais rencontré Toulouse-Lautrec, il a néanmoins aperçu sa silhouette dans les ruelles de Montmartre. Et il a durablement partagé avec lui son empathie avec le monde des saltimbanques et des danseuses, des joueurs et des prostituées, de tout ce monde en marge dans lequel se reconnaissent traditionnellement les artistes.
À la fin du printemps, la vie de Picasso change, non pas encore par l’arrivée de Fernande, mais par celle d’un jeune modèle, Madeleine, dont la figure apparaît sur le mode lesbien dans Les Deux Amies, une toile qui appartient encore à la période bleue, puis dans une série de dessins des années 1905 et 1906. Picasso a failli avoir un enfant d’elle, aussi le thème de la maternité est-il récurrent dans les œuvres de cette période. Peu à peu, la palette devient plus claire, le dessin reprend ses droits par rapport à la couleur. Apollinaire ne s’y est pas trompé, qui avait fait la connaissance de Picasso à la fin de 1904 et qui lui consacre un grand article l’année suivante, à l’occasion de son exposition à la galerie Serrurier, où fut révélée ce qu’on appellera bien plus tard la « période rose » : « Le goût de Picasso pour le trait qui fuit, change et pénètre, produit des exemples de pointes sèches linéaires, où les aspects généraux du monde ne sont point altérés par les lumières qui modifient les formes en changeant les couleurs. »
L’exposition qui a eu lieu au musée d’Orsay tendait à contextualiser les œuvres, à les situer dans le temps historique, dans l’évolution de la création de Picasso, dans leur environnement à Barcelone, Madrid ou Paris, à les entourer de documents, de dessins préparatoires, d’esquisses, de gravures. L’originalité de la Fondation Beyeler est de présenter des chefs-d’œuvre, rien que des chefs-d’œuvre, tels qu’en eux-mêmes pour l’éternité.