Le musée d’Orsay consacre une exposition aux Nabis en partant du tableau fondateur de ce mouvement : Le Talisman de Paul Sérusier, exécuté en Bretagne sous la direction de Paul Gauguin un jour de 1888.
Son titre l’indique : Le Talisman, minuscule tableau peint par Paul Sérusier en octobre 1888, jouit d’un statut presque mythique, qui reste, cependant, assez à part dans l’histoire de l’art. L’œuvre, en effet, est surtout connue des historiens et des amateurs de peinture de la fin du XIXe siècle, bien moins du grand public. Elle est loin d’avoir la même aura qu’Impression, soleil levant de Monet ou le Bal du Moulin de la Galette de Renoir. Le statut du tableau de Sérusier est particulier car plutôt que par la postérité il fut décidé par les artistes eux-mêmes qui recueillirent l’influence de l’œuvre : les Nabis. Ce petit panneau peint est, on le sait, à l’origine même de l’existence de ce célèbre groupe d’artistes.
Voici l’histoire : en 1888, le peintre parisien Paul Sérusier, âgé de vingt-trois ans, élève à l’Académie Julian, travaille dans un style naturaliste. Il décide de se rendre à Pont-Aven, où existe une colonie disparate d’artistes, dont la majeure partie peint dans le même style académique que lui. Il commence par y produire des œuvres tout ce qu’il y a de plus classique, décrivant la pittoresque vie quotidienne bretonne, comme dans Intérieur à PontAven. C’est un autre Nabi, Maurice Denis, mythographe du groupe, qui raconte la suite : un jour, très peu de temps avant le départ de Sérusier pour Paris, un miracle survient. Le jeune artiste, érudit, cultivé, épris de philosophie, croise un peintre original, dénommé Paul Gauguin, qui a exposé aux côtés des impressionnistes et vient de Voici l’histoire : en 1888, le peintre parisien Paul Sérusier, âgé de vingt-trois ans, élève à l’Académie Julian, travaille dans un style naturaliste. Il décide de se rendre à Pont-Aven, où existe une colonie disparate d’artistes, dont la majeure partie peint dans le même style académique que lui. Il commence par y produire des œuvres tout ce qu’il y a de plus classique, décrivant la pittoresque vie quotidienne bretonne, comme dans Intérieur à PontAven. C’est un autre Nabi, Maurice Denis, mythographe du groupe, qui raconte la suite : un jour, très peu de temps avant le départ de Sérusier pour Paris, un miracle survient. Le jeune artiste, érudit, cultivé, épris de philosophie, croise un peintre original, dénommé Paul Gauguin, qui a exposé aux côtés des impressionnistes et vient de
Ce sont les Nabis eux-mêmes (Denis, Bonnard, Ranson, Ibels bientôt rejoints par Vuillard, Roussel, Lacombe, Vallotton et d’autres) qui ont baptisé ce tableau du nom de Talisman, faisant de lui l’objet tutélaire de leur coterie, car il procédait la leçon du maître révéré, Gauguin – la divinité des Nabis. Dans leur Bible, dans leur récit des origines, leur Table de la Loi est Le Talisman de Sérusier, qui fut d’ailleurs religieusement conservé tel une relique par Maurice Denis jusqu’à sa mort en 1943 puis par ses descendants avant d’aboutir au musée d’Orsay en 1985.
L’exposition qu’Orsay consacre aux Nabis prend pour point de départ la précieuse petite icône. La nouveauté, c’est qu’on peut voir le revers du panneau, avec les inscriptions et étiquettes qui s’y sont accumulées au fil du temps. On pensait peut-être résoudre le mystère de la sainte relique de Sérusier en la scrutant sous toutes ses coutures, en l’examinant au plus près, devant et derrière, en la soumettant aux rayons X et autres spectrographies, comme les cardinaux du Vatican font, périodiquement, déterrer les ossements des saints pour faire des prélèvements et analyser en laboratoire le Saint-Suaire pour prouver leur authenticité ! Mais le fait même de mener des batteries d’analyses sur le petit Paysage au Bois d’Amour séruséen ne confirme-t-il pas son aura mythique et sa valeur de relique sacrée ? De cette série de tests, on apprend que les couleurs utilisées par l’artiste sont belles et bien pures, avec très peu de mélanges : il a donc écouté ce que lui disait Gauguin (« Comment voyez-vous cet arbre : il est bien vert ? Mettez donc du vert, le plus beau vert de votre palette ; – et cette ombre, plutôt bleue ? Ne craignez pas de la peindre aussi bleue que possible »). On découvre aussi que Sérusier n’a pas pris le soin de préparer son panneau, en l’enduisant d’une sous-couche : cela confirmerait que, pour lui, il ne s’agissait que d’une pochade, d’une expérimentation. Enfin, les analyses confirment ce que les historiens savaient, en fait, déjà : le tableau n’a pas été peint sur le couvercle d’une boîte à cigares, comme l’affirmait Maurice Denis en 1903 pour marquer l’opposition entre le prosaïsme de ce support et la valeur spirituelle de l’œuvre, mais sur un vrai panneau produit à usage des peintres. Soit. Un essai du catalogue de l’exposition montre comment le discours sur l’œuvre, sur ce qu’elle représente pour les Nabis, l’a emporté sur la description même du tableau… tout en oubliant lui-même, cet essai, de nous le décrire, ce petit bout de bois recouvert « de couleurs en un certain ordre assemblées ». Allons donc au-delà du « Talisman ».
Que voit-on ? Tout sauf une œuvre abstraite. Le motif est là. Mais il se dissout, il devient autre chose. Un plan d’eau – une rivière, l’Aven –, des arbres, une rive, une petite maison au toit à double pente et aucune ligne d’horizon, voilà tout. La profondeur est esquissée non pas par la trouée du cours de la rivière mais plutôt par l’alignement perspectif, en effet « carte à jouer », de troncs d’arbres qui se répètent à la queue leu leu, les uns derrière les autres, et, sous eux, par le sentier orangé délimité par deux lignes vertes, qui correspond à la rive. Seul point qui accroche l’œil dans ce magma d’éléments naturels, la silhouette carrée d’une maison au bord de l’eau. Ce qui brouille un peu plus les repères : le dédoublement de la représentation, par le reflet dans l’eau de ce qui se trouve au-dessus. Si ce n’étaient pour les taches bleues – qui, par leur clarté, reflètent le ciel absent plus qu’elles ne signifient la couleur de l’eau –, on pourrait presque retourner le tableau. Le haut, le bas, on s’y perd un peu, tout en s’y retrouvant finalement. Qu’en est-il maintenant du style, de la touche ? On voit des bandes de couleur verticales, comme des tesselles de mosaïque, déposées par le pinceau du peintre. Ce sont des touches généreuses, on devine le mouvement du pinceau, la vitesse d’exécution – même s’il n’y a pas d’empâtements. On n’est pas face aux petits rangs d’oignon minutieux des pointillistes. On sent l’instinct, le coup de brosse et la spontanéité du geste, tout en restant en deçà de la nervosité impressionniste, de la touche visible et déliée de Monet ou Sisley. Remarquons aussi qu’il n’y a pas de lignes pour délimiter les éléments représentés, aucun trait pour circonscrire un motif : tout – les arbres, la maison, la rive, les reflets – est bâti par la juxtaposition des touches colorées, aux formes plus ou moins rectangulaires. Le rythme de ces touches est, on l’a dit, vertical, de haut en bas, de bas en haut, alors que le motif du tableau s’établit, lui, dans la profondeur des arbres et du cours d’eau. Qu’en est-il, enfin, du traitement de la lumière ? Il n’y en a pas, elle provient uniquement de la couleur. Aucun effet tonal, aucune modulation, aucune tentative de reproduire un éclairage naturel comme la lumière du soleil perçant dans le sous-bois ou l’atmosphère lourde et embuée d’un orage s’annonçant. Rien que la couleur, pure et saturée. L’air ne circule pas : tout est riche, tout est opulent, décoratif – le jaune, l’orange dominent. On étouffe, il n’y a rien d’aérien ici et la vue, d’ailleurs, est complètement bouchée – il n’y a aucun point de fuite pour l’œil, la représentation semblant se limiter à un seul et unique plan, artificiel. Si on ne se concentre pas, on ne voit plus que la peinture. La peinture pour elle-même et ses milles suggestions issues de la couleur.
Revenons maintenant une dernière fois au discours sur l’œuvre et au titre : Talisman… Voilà un mot qu’on emploie habituellement pour désigner un bijou, une pièce d’orfèvrerie, un joyau – des productions artisanales rattachées aux arts décoratifs. Or, les Nabis étaient fort sensibles aux créations décoratives – qu’on pense aux paravents de Vuillard et Bonnard, aux éventails de Denis – car ces pièces sont, sans le savoir, purement autoréférentielles, tout sauf pittoresques et mimétiques comme l’est la peinture. Un bracelet orfévré ou un collier serti de pierreries ne représente rien d’autre que lui-même. Les ornements qui les décorent – frises d’oves, vaguelettes ou motifs de grecque – sont par essence abstraits et c’est leur répétition, leur agencement, leurs variations qui créent des motifs agréables à l’œil. Toute l’ambition esthétique du tableau de Sérusier – peindre pour peindre, peindre pour représenter non pas ce qu’on voit mais ce qu’on ressent – est déjà contenue dans son titre, un titre qui est loin de ne se référer qu’au caractère sacré de l’œuvre : ce titre affirme sa picturalité, il proclame le pas franchi par ce petit tableau sur le long chemin de la peinture vers l’abstraction.