Début 2019, l’intelligentsia française s’est agitée à propos de cette réalisation sulfureuse. « Happening prétentieux » aux yeux de certains, « chef-d’œuvre de l’art contemporain » pour d’autres, le film fleuve du Russe Ilya Khrzhanovsky s’avère l’une des tentatives filmiques les plus radicales de l’histoire.
Paris aime s’embraser pour des polémiques culturelles dont elle a le secret. On dit que cela alimente les dîners en ville. En tout état de cause, l’expérience DAU, inaugurée par trois des plus grandes institutions artistiques parisiennes (le Théâtre de la Ville, le théâtre du Châtelet, et le centre Pompidou), présentait tous les ingrédients nécessaires. Sans doute parce que DAU appartient à ces créations hybrides, dont la description réclame un paragraphe explicatif entier. Jouons le jeu : qu’est-ce exactement que cette œuvre censée reproduire au microscope, l’atmosphère de la Russie soviétique ?
Ce sont d’abord treize long-métrages, d’une durée totale excédant vingt heures, projetés dans chaque recoin des musées susmentionnés, et mêlant leurs spectateurs à une foule d’acteurs en circulation libre, dans le dessein d’aboutir à l’immersion la plus authentique. Ajoutons à cela des spectacles de danse dans divers amphithéâtres en travaux, des concerts impromptus, un vrai-faux bar en sous-sol, un labyrinthe porno, un restaurant communiste servant cornichons, pommes de terre chaudes, caviar, et bien sûr, quantité de vodka. Plus quelques appartements staliniens reconstitués comme à Disneyland : autant d’espaces offerts au spectateur entre deux projections. Sans compter la durée de visite, forcément phénoménale de l’ensemble : six heures au minimum, un jour entier, ou illimitée. « L’attraction » étant ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Âgé de quarante-trois ans, le chef d’orchestre de ce chantier colossal s’appelle Ilya Khrzhanovsky, et bénéficie, dit-on, de fonds illimités grâce à son mécène, le plus riche magnat des télécoms en Russie. Il faut dire que les moyens semblent à la hauteur des ambitions – le coût total de l’œuvre équivalent au PIB du Belize…
Mais si DAU obsède les journalistes, c’est moins en raison de son envergure, que des rumeurs de scandale qui l’accompagnent. Certains accusent son concepteur, « mû par un égo démesuré », de s’être rendu coupable d’abus et de maltraitances, au sein du « village soviétique » dans lequel il a enfermé quatre-cents comédiens (volontaires, diton), pour les filmer pendant deux ans. À l’instar d’un gourou, il serait devenu père « de plusieurs enfants » au cours du tournage, et aurait entraîné ses interprètes « beaucoup trop loin » dans l’expérience sociale. Pour résumer les choses, le Guardian employa l’expression éloquente de « Truman show totalitaire ».
Où se situe la vérité ? Impossible de le déterminer en une visite. Mais là où la plupart des commentateurs auront conspué Khrzhanovsky pour l’amateurisme de ses séquences, et la « vanité mégalomaniaque » de son projet, je louerai la qualité du mystère qui s’en dégage. Certes, la plupart des morceaux de films visionnés ne relèvent pas illico du prodige. Mais le grain de l’image, confondante de réalisme, associé à l’indétermination suscitée par des scènes à la limite du scénario et de l’improvisation, produit un indéniable voyage dans le temps. D’autant que l’intégralité des objets, décors, vêtements – on ajouterait presque : et personnages – proviennent eux-mêmes du passé. Entre 1938 et 1968, pour être exact.
Conformément à la dimension paranoïaque de l’œuvre, les portables étant défendus, on s’immerge dans DAU avec une forme d’inquiétude fascinée, devant les regards pressants des agents de sécurité qui vous scrutent, et les multiples fouilles auxquelles l’on doit se soumettre, passant d’un bâtiment à l’autre, dans un Paris splendide, soudain soviétisé ; entrevu derrière les papiers peints d’un autre temps. En somme, ce mélange de désordre et d’angoisse, ponctué de furtives perles de poésie, est-il si éloigné du pays rouge de sang, et rouge de beauté, que fantasmèrent quelques apparatchiks disparus ?