Si j’étais un artiste invité à la Biennale de Venise, j’éprouverais un mélange de fierté, de bonheur et de peur. Et je me demande si la peur ne serait pas mon sentiment dominant. Pourquoi ? C’est tout simple : la Biennale se déroule dans Venise, la ville qui contient probablement, au mètre carré, le plus de chefs-d’œuvre de la peinture, de la sculpture et de l’architecture. Aller exposer dans un tel lieu ! Si je cherchais un équivalent pour un écrivain, ce serait d’être invité à faire une lecture de son dernier livre dans la maison de Proust à Illiers-Combray, ou devant la tombe de Chateaubriand, à Saint-Malo. L’idée que le public, éventuellement, se mette à comparer l’œuvre présente avec les chefs-d’œuvre passés risquerait d’être bien paralysante.
Comme la Biennale de Venise a plus d’un siècle d’âge, il est vrai qu’on s’est habitué à ce terrible voisinage, et que les artistes invités, au contraire de ce que j’imagine, ne sont nullement paralysés par la peur. Peut-être parce qu’on ne peut comparer ce qui n’est pas comparable. La création contemporaine est trop différente de l’ancienne pour que la comparaison, même, ait un sens quelconque. Ainsi, et pour résumer à l’excès un problème immense, ce qu’on appelait jadis la quête du beau n’est plus le but des artistes, qui recherchent plutôt l’engagement social, le choc des thèmes choisis, la réflexion par l’image, etc. C’est ainsi que les artistes suisses invitées créent notamment « des installations vidéo portant sur l’histoire des personnes queers ». Ce qui est aussi le cas d’une artiste sud-africaine.
Voici d’ailleurs un extrait de la présentation de la Biennale 2019 : « Parmi les artistes de l’exposition principale, à Venise, le Jordanien Lawrence Abu Hamdan travaille sur les écoutes téléphoniques et la disparition de la vie privée, le Sud-Africain Zanele Muholi s’interroge sur l’identité et le genre. Et la Mexicaine Teresa Margolles dévoile des fragments de murs dressés à la frontière entre le Mexique et les ÉtatsUnis. » Autrement dit, les artistes se considèrent comme des spécialistes des sujets de société, et des spécialistes engagés. L’esthétique, qui devrait être leur royaume, est au mieux un moyen d’exprimer le social et le politique. Plus rien à voir, décidément, avec la peinture vénitienne. Les artistes actuels n’ont pas à redouter une comparaison qui n’est tout simplement pas possible. Car des fragments de mur, des écoutes téléphoniques, ou encore des photos de personnes avant ou après leur changement de sexe ne font pas une esthétique.
Mais je ne puis m’empêcher d’espérer pour les artistes d’aujourd’hui qu’ils ne présentent pas leurs œuvres à Venise sans un pincement d’angoisse au cœur. Qu’ils n’oublient pas entièrement qu’ils exposent dans la ville de Giovanni Bellini, de Vittore Carpaccio, du Titien, de Giambattista Tiepolo, de Longhi, de Guardi ! Qu’ils aient peur, au moins un peu, de la comparaison, mais qu’ils l’appellent néanmoins de leurs vœux !
Étienne Barilier, écrivain