DU PONT ÉLISABETH • BUDAPEST

Benoît Dauvergne
Benoît Dauvergne
Sur la fontaine de Bernin qui orne la place Navone, il symbolise, à lui seul, l’Europe : à mes pieds – mais qu’on ne se méprenne pas, c’est bien moi qui, accoudé à un mince parapet blanc, est foulé, dominé par ce ruban gris-bleu que l’on dirait conçu pour le cou d’un Titan – coule le Danube. Que de rêves, que d’envies, d’idées, charrie ce mot, ce fleuve ! … Je suis à Budapest, ou plus précisément : entre Buda que je vois à ma gauche, noblement campée sur sa colline, et Pest, superbement étendue de l’autre côté, dans sa plaine, deux villes réunies au XIXe siècle pour former une capitale « digne de ce nom » ; l’une a le Palais royal, l’autre le Parlement, deux grandes bornes élégamment sculptées et posées là par l’Homme, entre lesquelles Nature, me semble-t-il, avance irrésistiblement. Je suis sur le pont Élisabeth, nommé ainsi en l’honneur de la plus aimée des reines de Hongrie, celle que le monde entier appelle Sissi. Loin devant moi se trouve le pont des chaînes qui, la nuit, rigoureusement mais gaiement ponctué de lumières, me fait songer à un paquebot ; et plus loin encore, direction nord-ouest, fixée quelque part sur ces vertes collines qui sont comme les gradins d’un vaste théâtre – Pest, l’impériale, avec ses banques, ses grands hôtels, ses tramways, en serait le plateau, forcément plus métallique –, m’attend la maison de Bartók. L’autre grand musicien du pays, inventeur et transcripteur de génie, c’est un...

Sur la fontaine de Bernin qui orne la place Navone, il symbolise, à lui seul, l’Europe : à mes pieds – mais qu’on ne se méprenne pas, c’est bien moi qui, accoudé à un mince parapet blanc, est foulé, dominé par ce ruban gris-bleu que l’on dirait conçu pour le cou d’un Titan – coule le Danube. Que de rêves, que d’envies, d’idées, charrie ce mot, ce fleuve ! … Je suis à Budapest, ou plus précisément : entre Buda que je vois à ma gauche, noblement campée sur sa colline, et Pest, superbement étendue de l’autre côté, dans sa plaine, deux villes réunies au XIXe siècle pour former une capitale « digne de ce nom » ; l’une a le Palais royal, l’autre le Parlement, deux grandes bornes élégamment sculptées et posées là par l’Homme, entre lesquelles Nature, me semble-t-il, avance irrésistiblement. Je suis sur le pont Élisabeth, nommé ainsi en l’honneur de la plus aimée des reines de Hongrie, celle que le monde entier appelle Sissi. Loin devant moi se trouve le pont des chaînes qui, la nuit, rigoureusement mais gaiement ponctué de lumières, me fait songer à un paquebot ; et plus loin encore, direction nord-ouest, fixée quelque part sur ces vertes collines qui sont comme les gradins d’un vaste théâtre – Pest, l’impériale, avec ses banques, ses grands hôtels, ses tramways, en serait le plateau, forcément plus métallique –, m’attend la maison de Bartók. L’autre grand musicien du pays, inventeur et transcripteur de génie, c’est un avion qui me le rappelle dans ce paysage, qui s’apprête à se poser sur l’une des pistes de l’aéroport Franz Liszt, plus exactement Liszt Ferenc (en hongrois, le prénom suit le patronyme). J’ai assisté ici à deux concerts, dans cette académie de 1907 toute d’or et de détails exquis qui, elle aussi, porte le nom du grand pianiste : quelle qualité d’écoute dans la salle ! Je repense avec tendresse au second livre de Sur un sentier recouvert, merveille de Janáček interprétée là, ce 26 avril, par Zoltán Fejérvári.
Si je me retourne, je verrai l’élégant pont vert de la liberté et, encore au-delà, le pont qui porte le nom d’un des grands chantres de celle-ci, le révolutionnaire et poète Petőfi. De celui qui mourut pour son pays à vingt-six ans, en 1849, face aux Autrichiens, de l’écrivain dont l’œuvre est assurément trop peu traduite en français, je me rappelle cet implacable poème du recueil Nuages : « Si on rassemble en un monceau / Les cœurs séchés dans les tombeaux, / Et les embrase, / Qui pourra dire / De quelle couleur serait la flamme ? ». Mais mon regard revient et se pose sur ce bâtiment, à ma gauche, tout près, dont l’un des toits est étrangement bombé et même percé : voici, si discrets, bâtis au XVIe siècle par les Ottomans, les divins bains Rudas où, sous une parfaite voûte de pierre à peine ajourée, constellée de verres multicolores, vous goûterez (en songeant à la large part d’Esterhazy torta que vous (vous) offrirez tout à l’heure ?) la douceur d’une eau – paraît-il – bienfaitrice. On ne pense qu’à y retourner. Autres bains célèbres de Budapest, ceux de l’hôtel Gellért, que je vois également de mon promontoire, et ceux, lovés « tout là-bas » dans un parc, où l’on peut se baigner dehors et dedans, les thermes Széchenyi. À côté de ceux-ci, vous trouverez le musée des Beaux-Arts – courrons-y à nouveau – récemment rouvert, admirablement rénové : ce Sassetta, ce Corrège, ces Crivelli, ces Titien, ces Raphaël, ces Bronzino, ces Cranach l’Ancien… Et ces Greco. Devant mon cher grand fleuve, je repense à une Marie-Madeleine du peintre de Tolède, vue la veille, à ce crâne fait comme une sorte de grosse noix, à cet ample manteau drapé dont la couleur évolue du parme à l’azur, à ce mamelon écumeux, irrésistible ; à ce morceau de ciel aussi, peint dans le coin supérieur gauche de la toile et qui, isolé, encadré – le procédé est facile, mais toujours révélateur –, pourrait être pris pour une composition d’Olivier Debré (surface ou percée sans âge, ou de tous les âges, – affleurement de la jeunesse de l’art).

 

Benoît Dauvergne Jeune écrivain et critique d’art

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