En moins de cinquante ans, Jean Claude Gandur, né en 1949, a rassemblé une collection d’art aujourd’hui composée de plus de trois mille pièces et qui continue de s’enrichir. Conflué dans la fondation qu’il a créée en 2010, cet ensemble constitue l’une des principales collections d’art privées au monde. Passionné qui n’hésite pas à se décrire comme un collectionneur compulsif, il réunit avec minutie des ensembles de référence en archéologie, en peinture européenne des années cinquante à soixante-dix en passant par le mobilier classique français et l’ethnographie. Sa passion va bientôt aboutir à la création d’un musée d’un nouveau genre – une des institutions les plus attendues d’Europe. Rencontre avec un homme qui vit pour sa collection.
Entrons dans le vif du sujet : comment devient-on un grand collectionneur ?
Jean Claude Gandur : Je ne crois pas qu’il y ait de réponse. On commence par collectionner pour soi-même, pour meubler sa maison. Si on a un peu de goût, on s’intéresse à de belles choses. Puis, un beau matin, on se rend compte que ce que l’on a créé constitue une collection. Mais ce n’est pas une démarche consciente. Je ne savais pas, par exemple, que ma collection d’archéologie pouvait susciter l’envie d’un musée de l’exposer comme ce fut le cas en 2001. J’avais un texte en hiéroglyphes dont je voulais la traduction et on m’a conseillé de m’adresser à un conservateur du musée d’art et d’histoire de Genève. Celui-ci est venu chez moi et quand il a vu ma collection, il m’a dit : « Est-ce que je peux l’exposer ? ».
Est-ce qu’à partir de ce moment – quand un musée s’intéresse à votre collection –, vous prenez conscience de la valeur de celle-ci et, dès lors, vous envisagez de l’accroître dans un sens muséal ?
C’est peut-être le déclencheur, en effet : je me suis dit que si cette collection intéresse un musée, c’est qu’elle a une valeur patrimoniale et intellectuelle importante, et je vais donc continuer à la développer. Sont ensuite venus se greffer des domaines autres que l’archéologie, avec la peinture européenne abstraite notamment, pour laquelle j’ai voulu créer un ensemble encyclopédique. Aujourd’hui, il ne me manque qu’un artiste : Klein.
Vingt ans plus tard cela donne un ensemble de plus de trois mille quatre cents œuvres. Êtes-vous un collectionneur compulsif ?
Oui, c’est maladif, complètement maladif. C’est non seulement compulsif mais c’est permanent. Vous voyez sur cette table tous ces catalogues de vente ? (Il désigne le bureau devant lui) C’est tout ce que j’ai reçu ce matin et c’est ce qui va me retenir cet après-midi. J’ai d’ailleurs un téléphone avec une maison de ventes plus tard. Ça se passe trois à quatre fois par semaine bien qu’aujourd’hui je consacre plutôt mon temps à assurer l’avenir des collections que leur développement.
Vous avez pu dégager des moyens importants pour constituer vos collections : pourquoi avoir choisi de se concentrer sur des artistes tels que Fautrier, Poliakoff, Soulages, Monory, Mathieu plutôt que Picasso, Matisse, Miró, Magritte, Brancusi et Rothko ?
C’est d’abord une période que je connais très bien, que j’ai vue, étudiée, travaillée depuis que j’ai quinze ans : mon œil s’est habitué à cette peinture. Il y a ensuite ce que j’appelle l’opportunité : celle d’un mouvement oublié par les collectionneurs, ce qui permet d’acquérir des œuvres d’importance majeure car elles sont encore sur le marché. Aujourd’hui, il est impossible de constituer une collection avec des Picasso ou des Matisse majeurs. Il n’y a plus la matière et quand elle existe elle est inabordable. Si on achète deux beaux Picasso, on n’a plus l’argent pour acheter d’autres œuvres
Et puis, j’ai constaté qu’aujourd’hui il n’y a pas, en dehors d’un ou deux musées, de collection de ces peintres qui ont travaillé à Paris après la guerre jusque dans les années 1960, alors que Paris reste encore la capitale de l’art. Je relève d’ailleurs que pour certains peintres que je n’ai pas acquis il y a vingt ans, cela devient compliqué : par exemple, il faut mettre des moyens très importants pour avoir toutes les époques de Burri, ses tableaux des années cinquante valant plusieurs millions. Cela se ferait donc aux dépens des autres domaines que je souhaite encore développer.
Lorsque vous entreprenez cette collection d’art européen abstrait, avez-vous comme objectif de remettre ces artistes à l’honneur, de leur redonner la place qui leur revient dans l’histoire de l’art moderne ?
Non, pas au début. Cette conscience naît beaucoup plus tard, vers 2010-2011 quand j’arrête mes grands achats, juste avant la grande envolée du marché. Avec la Figuration narrative et Supports/Surfaces, collections que j’ai constituées plus tard, j’ai, en effet, voulu créer des ensembles complets qui permettent de replacer ces mouvements oubliés dans l’œil du public.
On dénombre quatre grands pôles dans vos collections : les antiquités (grecques, romaines, égyptiennes), les arts décoratifs (sculpture et mobilier classique français notamment), l’art moderne européen des années quarante à soixante-dix et l’ethnologie. Qu’est-ce qui a présidé aux choix de ces domaines ?
La première collection que j’ai constituée, depuis très jeune, est celle d’antiquités. Je ne pensais pas en faire d’autres au début : l’archéologie menait ma pensée. J’ai commencé à m’intéresser un peu à la peinture dans les années quatre-vingt-dix, en amateur semi-éclairé diraisje, tout en continuant à acquérir de plus en plus de pièces archéologiques. Ce qui était d’ailleurs une erreur, car le marché de la peinture s’est retrouvé à ce moment-là dans un des plus grands trous de son histoire ! Mais tant pis, on ne fait pas une collection comme on fait des affaires. Après l’archéologie, il a fallu qu’il y ait un déclencheur pour la peinture, pour laquelle j’ai toujours eu du goût : le fait de remarquer que ce mouvement pictural européen d’après-guerre que j’apprécie tant était à l’abandon. Nous étions vers 2000-2001 et j’ai alors commencé à accumuler les œuvres en acquérant des dizaines de Mathieu, Hartung, Soulages, Hantaï… une collection qui se voulait la plus académique possible. D’emblée, il ne s’agissait pas de décorer des murs, c’était une collection composée de manière systématique en faisant le choix de sélectionner des peintres ayant des carrières très longues, avec quatre ou cinq phases stylistiques différentes.
En revanche, pour l’ethnographie c’est une histoire familiale, car ma belle-fille est sud-américaine et j’ai voulu acheter des objets qui puissent rappeler à mes petits-enfants l’histoire et la vie de leur mère. J’ai acheté trois ou quatre objets pour eux et je me suis, comme souvent, piqué au jeu, car c’est ma façon de collectionner. J’ai maintenant environ deux cent cinquante pièces précolombiennes
Vous aimez la variété : y aura-t-il de nouvelles orientations à votre collection ?
Il y a toujours du nouveau. En ce moment, je constitue une collection de peintres africains actuels, même s’il est compliqué de parler de peinture « africaine ». Mais je dirais que cette mouvance d’écoles nées en Afrique et perpétuées à l’étranger grâce à la diaspora m’intéresse car je trouve que c’est une peinture très rafraîchissante, qui sort de l’ordinaire – on ne tourne pas en rond avec elle.
Vous dites commencer à vous intéresser à l’art contemporain : quelle est votre vision de ce marché parfois spéculatif, auquel il arrive de pratiquer des prix démentiels pour des œuvres qui laissent souvent circonspect ?
Constatant les prix qui se pratiquent dans ce secteur, je me demande s’il y a une corrélation entre ceux-ci et l’intérêt réel de ces œuvres. Quand je vois qu’un tableau représentant les Simpson s’est vendu récemment à quatorze millions de dollars chez Sotheby’s [une œuvre de Kaws, Ndla], je me demande si c’est vraiment de l’art ! Vais-je prendre le risque d’investir dans une collection contemporaine sous prétexte qu’il existerait un véritable mouvement aujourd’hui ? La réponse est clairement non car je crois qu’il faut laisser le temps à l’histoire de l’art de décanter, il faut laisser passer les modes pour voir quels artistes resteront. Je ne vois pas ce qu’il y a de nouveau quand on me dit que les Américains sont en train de réinventer le minimalisme alors que Supports/Surfaces a fait du minimalisme il y a cinquante ans : pourquoi n’achète-t-on pas l’original, qui vaut quinze mille euros, alors qu’on vous vend pour trois cent mille dollars à New York des toiles qui n’ont pas encore séché et qui reprennent en moins bien ce qui a été fait il y a cinquante ans ?
En revanche, je pense associer un prix à mon futur musée. Il fera appel à des artistes du monde entier pour concourir à un évènement
dont la dimension ne sera pas locale mais internationale. Je veux attirer des artistes de tous les pays dans ce lieu de culture que je vais créer, afin de permettre à ce musée de s’enrichir et de voir si, avant d’autres, il aura su découvrir de nouveaux talents.
Parlons de vous. Sans votre histoire familiale, qui est celle d’une passion partagée pour l’art et la collection, sans cette éducation sentimentale à l’art, croyez-vous que vous auriez pu développer le même « virus de l’art » ? Car on voit souvent des milliardaires créer des collections, cela fait partie de l’image attachée aux grandes fortunes occidentales – mais elles sont souvent semblables les unes aux autres, une suite de noms célèbres. Pas chez vous. Sans éducation, peut-on vraiment avoir du goût ?
Ce que je vais vous dire est partisan : on apprend l’art depuis le berceau. C’est mon cas. J’ai des souvenirs d’enfance chez mes grandsparents, où j’étais attiré par les meubles, les objets, les tableaux. Je me souviens des potiches de Chine dans l’entrée, des tableaux de Marquet, des commodes de Riesener. Tout le monde collectionnait dans la famille, avec un goût très traditionnel, où primait le mobilier du XVIIIe siècle. Mon passé familial m’a beaucoup orienté vers les belles choses. Mais ils n’étaient pas des compulsifs comme moi ! J’avais également des cousins qui possédaient une très belle collection impressionniste.
La fréquentation des artistes est-elle quelque chose d’important pour vous ?
Pas vraiment, je le fais plus pour des raisons humaines qu’artistiques. L’avis du peintre sur son œuvre ne m’intéresse pas. C’est peut-être égoïste et d’une grande sûreté, mais je n’ai pas besoin de l’avis de l’artiste car je ne veux pas être influencé dans mes choix. Une collection ne doit pas être influencée. Je ne me fie qu’à mon œil.
Cependant, avec ma collection d’œuvres de la Figuration narrative, j’ai eu l’occasion de connaître les artistes, car ils sont toujours vivants. J’ai eu ce plaisir de les connaître à un âge où ils ne font plus du tout la même chose. Il n’y a donc pas la tentation d’une autre rencontre que celle du « J’aimerai vous connaître car j’ai quelques œuvres de vous ». J’apprends beaucoup de choses sur leur façon de peindre, certains étant très diserts comme Arroyo, le latin, d’autres plus taiseux, comme Erró, le nordique.
Dans votre rapport à l’œuvre, vous définiriezvous comme un connoisseur, quelqu’un qui reconnaît et attribue les œuvres (leur auteur, leur pays d’origine, leur époque de création) au premier coup d’œil ?
Oui, ça je sais le faire – j’ai vu tellement de musées. Si on met devant moi cinquante objets d’art, j’arrive généralement à sélectionner les deux ou trois meilleurs.
Cette capacité est-elle instinctive, empirique, ou vous documentez-vous beaucoup, en lisant des ouvrages d’histoire de l’art ?
C’est plutôt l’expérience. J’achète par instinct ; un bon tableau me parle immédiatement. Quand je prends un catalogue de vente, je le feuillette rapidement et je m’arrête instantanément quand quelque chose me frappe : je fixe la date et l’origine en quelques secondes. Je sais le faire pour les objets d’art, la statuaire, la peinture moderne, l’archéologie etc. En revanche, j’ai beaucoup de peine avec la peinture contemporaine car je n’ai pas pris le temps de la travailler. Les peintres qui me plaisent instinctivement et que je reconnais sans problème sont d’ailleurs des artistes déjà affirmés, comme Adrian Ghenie. Ce n’est pas par désintérêt mais je n’ai pas le temps de la regarder, de la comparer, de comprendre s’il y a des écoles qui se dessinent ou si ce sont des individualités et, au sein de ces individualités, de décider ce qu’il y a de bon et de moins bon, de comprendre comment ces individualités évoluent et à quel âge il faut commencer à s’intéresser à ce genre de peintres : quand ils ont trente ans ou, plutôt, quand ils ont déjà acquis une certaine maturité ?
Parlons de votre fondation. Elle est basée à Genève mais ne dispose pas de lieu d’exposition propre. Souhaitez-vous un lieu d’implantation permanent dans le futur ? En Suisse, en France, ailleurs ?
Un lieu permanent, certainement. Au départ, je pensais faire alliance avec une institution existante, puis j’en ai vu les limites avec le Musée d’art et d’histoire de Genève. Conserver les collections dans leur intégralité est devenu une volonté alors que ça m’était égal il y a encore dix ans. Plusieurs spécialistes m’ont dit que ma collection constitue un ensemble remarquable même si elle réunit des domaines très différents – un ensemble qu’il ne faut pas découper. C’est ce qui m’a fait abandonner toute idée d’accord avec une institution existante car même si elle acceptait l’intégralité de mes collections, elle les répartirait à l’intérieur de ses propres collections. Cette unité, ce regard qui est le mien se perdrait, noyé dans le regard des autres.
Pour le lieu d’implantation, pour ne rien vous cacher, j’ai de nombreuses propositions de différents pays, de l’Allemagne à l’Espagne. Mais pour choisir un lieu, il faut que je m’y sente confortable avec ma propre tradition culturelle : ce sera donc certainement un pays latin, puisque je partage les mêmes valeurs éducatives et sociales, que je m’y sens à l’aise. Ce qui ne m’empêche pas de regarder ce qui se passe en Allemagne. La Suisse est plus compliquée pour le genre de projet que j’aien tête, vu l’exiguïté du territoire : on ne trouve pas de grand terrain pour le projet global auquel je pense et dont je veux qu’il aille au-delà du musée, du seul bâtiment. Aujourd’hui, un musée neuf sur le vieux modèle est condamné. Je veux créer un véritable lieu de vie où les visiteurs se sentiront investis de la propriété du lieu et reviendront.
Un centre d’art donc ?
Exactement, avec des résidences d’artistes, des artisans qui travaillent et montrent au public leurs créations. Le maître mot est le partage. Je trouve intéressant de poursuivre cet objectif pédagogique, que j’ai commencé à travers mes collections, et de montrer la richesse de l’artisanat mais aussi des artistes au travail. C’est ce que le public veut voir aujourd’hui.
Pour vous, partager l’art cela se fait-il forcément en installant votre fondation dans une très grande ville comme Paris, Londres ou Berlin ou bien êtes-vous prêt à sonder de nouveaux territoires ?
C’est très clair : ma fondation ne sera jamais implantée dans une grande capitale. Il est inutile de s’installer dans une ville où l’offre est surabondante. Les musées vivent d’une clientèle de passage, de touristes qui restent cinq ou six jours sur place : or, à Paris, cette clientèle va voir le Louvre, Versailles, la Tour Eiffel, peut-être un deuxième grand musée. Mais ils n’iront pas se perdre au musée Nissim de Camondo. Qu’apporterai-je de plus, à Paris ou à Londres, à l’histoire des collections et aux visiteurs ? En revanche, partout en Europe, il y a de grands bassins de population où l’on peut rassembler un autre public, qui est un public qui bouge puisque ces régions attirent des centaines de milliers de touristes par an. Et puis il ne faut pas prendre le touriste lambda pour un idiot : il a aussi envie de s’instruire. Quand j’ai organisé une exposition à Montpellier, j’ai remarqué qu’une grande partie du public était composé de touristes qui en fin d’après-midi, avaient envie de faire autre chose.
Concrètement, si Lyon ou Naples vous proposent d’y installer votre fondation, vous considérerez leur projet avec plus d’attention que s’il s’agit de Londres ou Paris ?
Absolument. À Paris, tout le monde était persuadé que j’avais pris l’île Seguin pour y installer mes collections : je le dénie définitivement, cela ne m’intéresse pas. C’est venir se dissoudre dans une offre surabondante alors qu’il existe des agglomérations d’un million et demi d’habitants avec un passage touristique important : il faut combiner les deux – une population locale qui a envie d’investir les lieux et une population saisonnière qui vient l’été et veut faire autre chose que de la plage ou de la promenade.
Vous avez parlé de votre latinité… Vous avez vécu dans nombre de pays (Égypte, France, Suisse) et votre collection regroupe des œuvres de civilisations diverses. Vous sentez-vous plus Suisse, Français, Égyptien ? Latin, Européen ?
J’ai une mère russe, un père italien, je suis suisse… C’est étonnant, mais c’est une question que je ne me suis pas posée jusqu’à un passé très récent. Pour se bâtir une identité et créer un lien avec un pays, je pense que la civilisation et donc la religion sont extrêmement importantes, pas d’un point de vue religieux, mais d’un point de vue culturel et éducatif, du point de vue de l’enseignement que la religion donne et du lien social qu’elle permet de créer et de transmettre, même si on n’est pas croyant : car on appartient alors à une idée qui rassemble. J’assume qu’il est important de partager avec d’autres personnes les mêmes visions du monde, non pas dans une optique politique, mais spirituelle et sociale.
Vivez-vous au milieu de vos œuvres ? Quel est votre regard sur elles : avez-vous besoin de vous arrêter longuement sur une œuvre, de l’explorer pendant de longues minutes ou êtes-vous plutôt du genre à jeter un coup d’œil englobant, à vous nourrir de l’ensemble ?
Chez moi, il y a des œuvres partout, jusque sous mon lit. Quand je vais d’une maison à une autre, la première chose que je fais c’est le tour général : j’ai besoin de me réapproprier les lieux, de regarder ce que j’y ai mis et de voir si son unité me plaît ou non. Il faut que rien ne heurte. Quand on entre dans un salon, il faut que surgisse un sentiment d’unité avec des pièces aussi différentes que de la statuaire du XIIIe siècle, un tableau des années cinquante et un masque précolombien. Tout d’un coup, on se rend compte que ça fonctionne tout seul. Puis, de temps en temps, j’enlève une œuvre car je me rends compte qu’il y a une faute de goût, de couleur, de présence. J’avais placé un Burri au-dessus d’une commode de Saunier et je n’arrivais plus à savoir qui écrasait l’autre. En fait, le Burri était tellement fort, tellement prenant, que tout mourrait autour de lui. Il a fallu que je l’enlève. On est obligé d’expérimenter de cette manière, il y a certaines œuvres qui ont une telle présence qu’elles tuent tout ce qu’il y a autour…
Alors que d’autres œuvres, au contraire, ont besoin d’un voisinage pour mieux ressortir, s’allier, exister.
Absolument, c’est pour cela qu’une belle exposition se joue dans l’œil du commissaire, qui va savoir comment mettre en jeu des artistes différents ou, si c’est une monographie, les œuvres entre elles. C’est un art très difficile. Avec ma fondation, nous avons fait cette expérience à Artgenève, en janvier : nous y avons exposé soixante-dix pièces des collections – des antiquités, de la peinture, de la statuaire, de l’ethnographie, représentées dans la même proportion. Et le stand n’a pas désempli pendant quatre jours : le public était fasciné par le fait qu’on puisse mélanger autant d’œuvres différentes et que ça fonctionne.
Vous évoquiez les rapprochements audacieux d’objets radicalement différents chez vous. Dans votre fondation, comptez-vous confronter les œuvres issues de domaines et d’époques opposés ou bien y aura-t-il une séparation nette par départements ?
Un peu des deux : il y aura des départements mais comme j’ai vécu avec ces objets, je pense qu’il serait intéressant de reconstituer deux ou trois pièces pour montrer comment on peut allier ces œuvres – un peu comme a été reconstitué l’atelier d’André Breton au Centre Pompidou. Je crois qu’il est intéressant de montrer comment je vivais avec mes objets, l’éclectisme qui était à l’œuvre dans mes maisons. Où il y a cependant des spécialités : chez moi au bord de la mer, il n’y a que du précolombien et de la Figuration narrative. À Paris, il y a de tout du XIIe au XVIIIe siècles ainsi que de la peinture du XXe siècle – c’est simple, je ne peux plus mettre un pied devant l’autre ! C’est là que j’ai mis le plus de temps à créer l’aménagement. J’ai, pour vous donner un exemple, une commode de Riesener avec un vase Picasso et deux pièces ethnographiques de chaque côté et, au-dessus, un tableau de Charchoune. Et cela marche de manière extraordinaire.
Que cherchez-vous dans cette compagnie des objets, dans cet amassement d’œuvres : il y a un état presque clinique ! Est-ce la sublimation d’une névrose, une présence rassurante, un principe de plaisir ? Vous posez-vous cette question ?
Il y a un déclencheur, comme toujours dans la vie : pour moi, c’est l’exil, le fait d’avoir tout perdu du jour au lendemain. On m’a enlevé mes jouets d’enfant, j’ai créé mes jouets d’adultes. Ils ont une existence, je les manipule, je les touche, je les enlève, je les remets… oui, c’est rassurant de vivre au milieu de belles choses. Cela me rappelle un passé que j’ai cru perdu pour toujours…
Vous parlez de « belles choses ». On dit beaucoup aujourd’hui, dans cette ère post-duchampienne, que le beau n’est plus le critère de l’art…
Au contraire, je suis revenu au critère de l’esthétisme. On n’attire pas un futur public avec des pièces qui ne sont pas belles sous prétexte que, pour l’archéologie par exemple, c’est scientifique d’exposer des objets que seuls les conservateurs comprennent. Ça ne sert à rien. Le public d’aujourd’hui, qui a moins de connaissances qu’il y a cinquante ans, vient au musée pour se faire plaisir. S’il faut trois médiateurs pour lui expliquer ce qu’il voit, alors il ne viendra plus. Je l’ai vu à Artgenève : on a montré soixante-dix œuvres très différentes mais qui plaisaient, et ça a été le défilé du matin au soir. Le beau est un langage universel. Même si l’on n’y connaît rien, on s’émerveille devant la beauté. C’est le trait d’union entre les êtres humains. Il ne faut pas se couper de gens qui n’ont peut-être pas les connaissances mais qui ont le sens du beau et ont envie de voir de belles choses. Ce sont eux qui remplissent les musées. Pourquoi les gens s’agglutinent autour de Van Eyck et des grands chefs-d’œuvre consacrés ? Instinctivement, ils sont attirés par les mêmes œuvres.
Comment cela va-t-il se passer dans votre fondation : vous avez plus de vingt tableaux de Georges Mathieu – vous n’exposerez donc que les meilleurs ? Jamais tous ensemble ?
Il y a aujourd’hui environ trois mille quatre cents œuvres dans la collection : je pense qu’il faut en exposer trois cent cinquante. Tous les six mois, il faudra changer d’accrochage, montrer autre chose, en créant un parcours différent. Et pourquoi pas un parcours avec tous les Mathieu, les Soulages, les Hantaï. Mais il n’y aura de permanent que ce que j’appelle la salle du collectionneur : c’est un peu égotique, mais on y verra sa montre, quelques objets personnels, tableaux et objets d’art qui comptent parmi ses préférés. Mais c’est tout. Je n’ai pas l’ambition de créer un musée encyclopédique : au contraire, je veux faire des rapprochements entre un art et l’autre, montrer un peu d’ethnographie avec des objets chrétiens, demander à d’autres musées de prêter une œuvre pour compléter un parcours… Il faut savoir être inventif.
On se souvient aujourd’hui des Frick, Wallace, Jacquemart-André pour leurs collections plus que pour le domaine d’activité dans lequel ils ont fait fortune : est-ce que la collection est aussi un moyen de laisser sa trace dans la postérité ?
J’ai un modèle de collectionneur, Calouste Gulbenkian, car il collectionnait avant moi de la même manière. C’est-à-dire que c’était un homme très éclectique qui a touché à nombre de domaines différents. Il faut laisser l’histoire dire si le fait d’avoir collectionné la Figuration narrative, l’art européen abstrait d’après-guerre a la même importance que d’avoir collectionné l’impressionnisme il y a cent ans – mais ce n’est pas à moi de le dire.
Mais il y a eu beaucoup de grands collectionneurs dont on a oublié le nom car ils n’ont pas voulu pérenniser leur collection. Or, quand on crée une fondation à son nom comme vous…
Oui, mais prenez l’exemple des Rothschild. Il n’existe plus de collections Rothschild puisqu’ils les ont vendues et données. Pourtant, il subsiste un goût Rothschild que tout le monde reconnaît. Mais je rejoins votre propos car, pour moi, une collection ne peut recevoir le titre de collection que si elle maintient son intégrité physique. Je trouve dommage, par exemple, que la collection de Bergé et Saint Laurent ait été vendue et qu’ils n’aient pas voulu créer un lieu pour l’accueillir.
La vérité est qu’il existe autant de mentalités que de collectionneurs. Je pense que la pérennité de ma collection est importante, non pas tant à ma gloire qu’aux missions que j’assigne à cette collection. Il ne s’agit pas d’aligner des œuvres dans un musée pour montrer que j’ai été bon mais du message qu’on peut faire passer à travers cette collection. C’est pourquoi je pense qu’une collection comportant une grande partie d’antiquités comme la mienne et fondée sur un lieu commun, ce bassin méditerranéen qui nous relie tous, permet de porter un discours consensuel : d’où que l’on vienne d’Europe ou d’Orient, chacun y trouvera son compte. Cela permet d’ouvrir un dialogue. Et cette histoire des peuples incarnée par des objets permet de débattre dans la paix car il n’y aura pas d’autres enjeux qu’esthétiques.