La Fondation Beyeler consacre son exposition estivale 2019 au peintre Rudolf Stingel. Après la spectaculaire carte blanche de 2013 au Palazzo Grassi à Venise, c’est la première exposition muséale en Europe à présenter les principales séries d’œuvres de l’ensemble de son activité artistique.
Depuis les débuts de sa carrière, à la fin des années quatre-vingts, l’artiste Rudolf Stingel, né en 1956 à Merano en Italie, explore les possibilités autant que les limites de la peinture, et la position du spectateur par rapport à l’œuvre. Sa démarche tiendrait en quelques sortes plus du « voir » que du « faire ». Lors de la 55e Biennale d’art contemporain de Venise, son installation sitespecific au Palazzo Grassi a laissé un souvenir impérissable à toutes celles et tous ceux qui l’ont expérimentée : l’intérieur du palais était entièrement recouvert d’une moquette imprimée de motifs orientaux. De l’atrium au deuxième étage, Stingel avait déroulé sur les murs et les sols un « tapis rouge », couleur dominante de toute l’exposition, même si celle-ci avait été traitée avec une certaine patine – résultant délibérément de l’agrandissement d’une photographie de tapis floutée par endroits avant son impression. Comme souvent dans ses travaux, des traces aléatoires du temps apparaissaient de cette manière, en filigrane, dans l’œuvre, tels des renvois à son propre processus de production.
Entre couleurs et motifs, surface et présentation, force est de constater que le tapis est le support par excellence reliant au mieux l’idée de la peinture à un contexte architectural. Le rapport aux 5 000 mètres carrés du sol du Palazzo Grassi se trouvait complètement remis en questionpar un kilim afghan, étiré même en hauteur sur 2 500 mètres carrés supplémentaires. Une expérience immersive. L’exposition vénitienne dépassait largement le concept de la bidimensionalité, conventionnellement associé à la peinture et renversait les relations spatiales qui s’instaurent habituellement entre le spectateur et le tableau. Pris à trois cent soixante degrés dans cette proposition éphémère respectant tous les recoins et les ouvertures du palais, le public – entouré de ce revêtement absorbant tous les sons – pouvait découvrir une trentaine d’œuvres aux dimensions traditionnelles – en moyenne une par salle – accrochées à hauteur de regard comme pour souligner les sauts d’échelle et le résultat spectaculaire – à la fois doux par ses effets de matières chatoyants et audacieux dans son étendue infinie. Un véritable hommage de l’art d’aujourd’hui au passé glorieux de la lagune, au croisement de l’Occident et de l’Orient. Cette expérience silencieuse prolongeait un geste développé en 2004 au Grand Central Terminal à New York, où Stingel s’est désormais établi. Il avait, durant un mois, recouvert le parterre d’une moquette ornée de fleurs roses et bleues (Plan B). Les cent vingt-cinq mille personnes qui traversent le hall de la gare ferroviaire de Manhattan au quotidien foulaient à la fois une intervention minimaliste – disposée uniquement au sol – et complètement fantaisiste – par son motif incongru. Pendulaires et piétons ont ainsi vécu momentanément une expérience feutrée, un brin domestique, prenant conscience d’une modification XXL qui faisait la différence avec l’avant et l’après.
À côté des espaces revêtus de tapis – à comprendre comme des « non-peintures » dépassant les limites du cadre – qui apparaissent dans sa production dès 1991, Stingel développe des séries de toiles aussi bien abstraites que figuratives, parfois même hyperréalistes, de petits et de grands formats. Des contrastes significatifs qui s’affirment dès les années deux mille. Il crée aussi des œuvres en polystyrène, des tableaux en métal coulé et des panneaux isolants pouvant être touchés. Très souvent, Stingel invite en effet le spectateur à instaurer avec ses œuvres une relation non seulement visuelle mais aussi tactile, et par conséquent participative. À titre d’exemple, en 1989, il réalise un mode d’emploi pour créer avec précision certaines de ses œuvres abstraites (Instructions). En 2004, une installation site-specific (Home Depot) réalisée pour le Museum für Moderne Kunst à Francfort-sur-leMain jouait sur l’apport des visiteurs qui, en marchant sur les panneaux isolants de couleur rouge et argent, y laissaient leurs empreintes.
La Fondation Beyeler prépare, sous le commissariat d’Udo Kittelmann, directeur de la Nationalgalerie de Berlin et fin connaisseur de l’œuvre de l’artiste, en étroite collaboration avec ce dernier, la première exposition muséale en Europe présentant les œuvres principales de sa carrière ; incluant également de nouveaux travaux créés pour l’occasion. On y trouvera notamment deux tableaux dorés prêtés par la collection Pinault (Untitled, 2010). Ceux-ci ont la particularité d’offrir une surface révélant nombre de traces fortuites, comprenant des griffures, des traces de doigts ou des signes d’oxydation, qui continuent à évoluer au gré de leur exposition. Ils participent au goût de l’artiste pour les matériaux précieux et avaient été présentés dans la galerie Gagosian à New York en 2010 conjointement avec des autoportraits photoréalistes. Gageons que l’exposition bâloise, qui offrira un aperçu complet de l’œuvre de Stingel, formulera des réponses à la vaste question de la nature et des possibilités actuelles de la peinture. Ses œuvres exposées à la galerie Karma de New York (2015), au Bass Museum of Art à Miami (2014) et à la Inverleith House d’Édimbourg (2014) ou à la Punta della Dogana dès son ouverture ont déjà apporté plusieurs éléments de réponse.