Kaspar Ludwig (*1989) a remporté le Prix d’art Helvetia 2019. Celui-ci sert à encourager un jeune artiste en lui octroyant une récompense de quinze mille francs et la possibilité d’une exposition personnelle à Liste – Art Fair Basel.
Imaginez-vous Bâle au mois de juin. Art Basel, qui aura cinquante ans en 2020, a pris ses quartiers dans le bâtiment d’Herzog & de Meuron. Elle présente pendant une semaine plus de quatre mille artistes du monde entier, amenés par deux cent quatre-vingt-dix galeries provenant de plus de trente pays différents, dont soixante-dix projets hors normes – installations gigantesques, peintures à grande échelle, projets de vidéo immersifs – exposés dans la section Unlimited curatée par Gianni Jetzer. L’an dernier, ce n’étaient pas moins de quatre-vingt quinze mille visiteurs – dont les professionnels attendus comme des collectionneurs privés de plus d’une centaine de pays, ou des représentants de quatre cents musées et institutions – qui ont circulé dans la ville rhénane durant six jours. Art Basel est un baromètre inégalé du marché de l’art.
Mais l’art à Bâle, c’est bien plus qu’Art Basel. Autour de la foire principale gravitent des foires satellites qui ont progressivement fait leur place, dont la fameuse Liste qui, depuis 1996, joue la carte de la découverte. Créée alors par de jeunes galeries – dont les noms aujourd’hui sont reconnus à l’international, comme Peter Kilchmann et Eva Presenhuber de Zurich –, conviant artistes et lieux d’art émergents, elle donne une visibilité extraordinaire au renouveau de la scène de l’art contemporain. De dimension plus modeste, cette foire réunit toutefois près de quatre-vingts galeries de différentes provenances, dont une quinzaine s’expose en général pour la première fois à chaque édition. Liste a la particularité d’occuper l’ancienne brasserie Warteck. Elle est faite de salles qui se suivent sans jamais se ressembler. Un dédale sur cinq étages, dans lequel il est facile d’avoir la tête qui tourne en un rien de temps. Bâle au mois de juin ressemble à un marché ouvert présentant des œuvres juxtaposées dans une ambiance confuse et parfois même oppressante. Toute la ville se met au diapason : les musées d’art offrent des programmes d’exception, un parcours investit le tissu urbain avec des sculptures, des interventions, et des performances à chaque site. Et le programme se prolonge la nuit dans des fêtes ou des vernissages très courus.
900 KILOS DE MARBRE
Si l’on n’est pas adepte de ce genre de boulimie artistique, cette surenchère peut être difficile à apprécier. Tel a été le constat de Kaspar Ludwig l’an dernier, qui a œuvré en tant que technicien pour le montage de la foire Liste : trop d’œuvres, trop d’artistes, trop de monde partout tout le temps. Titulaire d’un master en beaux-arts de la Haute École d’arts visuels et d’arts appliqués de Bâle, Kaspar Ludwig a passé une grande partie de sa vie au Tessin avant de partir se former en Italie et en Suisse alémanique. Aujourd’hui lauréat du Prix d’art Helvetia – pour son installation sonore arachnéenne présentée lors de la récente exposition « Plattform19 » au Centre d’art contemporain d’Yverdon où il rendait aériens des coussins métalliques généralement utilisés pour soulever et découper des blocs de marbre dans des carrières –, il a droit à une exposition personnelle à Liste. Ce qui lui permet de réagir à ce contexte particulier. Ainsi, sa première idée consiste à offrir avant toute chose un espace de respiration au sein de la foire. Un espace qui n’est pas encombré ni pour
la tête ni pour les sens. Il y présentera un banc. Neuf cents kilos de marbre pour un banc de près de deux mètres, incliné en diagonale. Sur lequel le public pourra s’asseoir, prendre un moment pour s’arrêter et sortir du flux incessant de la circulation environnante. En vis-à-vis, une installation composée de pièces en terre cuite, entre autoportraits et vases, entre art et artisanat. Une histoire, un dialogue pourra naître de ces rencontres formelles. « Mon art est narratif, je ne veux donner de leçon à personne », précise-t-il. Le choix du marbre n’est pas anodin. Outre le fait que Kaspar a bénéficié d’une formation dans les carrières de Carrare, il a cherché à produire une pièce dans un matériau noble et pérenne. Une position qui va à l’encontre d’un certain milieu de l’art qui produit énormément sans réfléchir à l’écologie de notre monde. Selon lui, l’art ne doit pas faire exception à la responsabilité collective qu’il nous faut assumer pour prévoir un avenir meilleur. Il y a par conséquent une recherche éthique chez Kaspar Ludwig qui, dans le privé comme dans le professionnel, veille à consommer avec raison et à donner du sens à chacune de ses actions ou de ses productions artistiques. « Même les objets ont une âme », poursuit-il. Il lui importe de les recycler autant de fois que possible, faisant de son travail un véritable processus, comme les saisons qui s’enchaînent et les idées qui se nourrissent l’une l’autre. Inviter le public à s’asseoir est une invitation à s’arrêter, un peu comme le font les personnes âgées en Méditerranée, qui sortent sur la place du village pour contempler la vie une fois que la chaleur redescend en fin de journée. Kaspar invite à la paresse au sein d’une foire hyperactive.