Sculpteur ou designer ? Artiste ou artisan ? Le FrancoArgentin, né en 1955, déplace les curseurs, joue avec les attentes et crée des objets augmentés.
Quand vous sonnez à la porte de son atelier de Malakoff, en banlieue parisienne, il arrive derrière vous, dans la rue, la clé à la main. Rien, chez Pablo Reinoso, cet homme à la voix douce légèrement accentuée et aux traits alertes, ne laisse deviner l’âpre sculpteur de marbre, de métal et de bois ; quelques pas dans son entrepôt, néanmoins, suffisent à le démasquer. Du reste, il entre aussitôt dans le vif du sujet, en présentant ses œuvres les plus iconiques : ses cadres, dont la matière déborde en arabesques, ne sont pas en bois courbé, comme on pourrait le croire à première vue ; il
s’agit de bois de châtaignier taillé en segments, lesquels sont ensuite assemblés pour former cet entrelacs d’une exactitude géométrique époustouflante, derrière lequel on devine un schéma d’une absolue précision. Les cadres qui s’emmêlent font allusion aux Trois Grâces de la mythologie romaine. Visible aussi, la spéculation de cet architecte-sculpteur-designer autour de la fameuse chaise Thonet, icône design du XIXe siècle, déclinée en chaise pour se vêtir, ou en chaise musicale – il faut alors voir Pablo Reinoso enfiler l’arc du dossier autour de son cou et souffler dans la flûte qui y est articulée.
Un jour, il n’a plus tellement plu à Reinoso de jouer avec cet objet déjà chargé d’histoire. Il a voulu s’approprier un nouvel outil : le banc public, à la fois anonyme et universel. Ce notoire, dont on sait qu’il est là pour accueillir quelques temps les amours débutants, est remarquablement réinventé par l’artiste, qui en prolonge les lattes, et rend manifestes les songes de cet étrange quadrupède. Un jour que ces longs filaments se trouvaient amoncelés dans son atelier, un flash analogique lui est venu : ces bancs s’appelleraient des « bancs spaghetti » – même si, ajoute cet esprit, sur qui les brumes de l’imprécision n’ont aucune prise, « cela ressemble plutôt à des fettucine, pour être honnête ». Sous l’apparente légèreté du propos, Pablo Reinoso rumine, remâche. Ces bancs aux limites floues cristallisent chez lui une hésitation entre l’art pur et l’utilitarisme du design, naviguant le long de ce qu’il appelle une « coursive dans la fonctionnalité ». Au mur, une œuvre chère à l’artiste, « œuvre respirante » des années quatre-vingt-dix : tout un mur recouvert de sortes de taies d’oreiller qui se gonflent et se dégonflent en rythme, comme pour évoquer notre dépendance à l’air, et à ce nouvel oxygène que fut un jour l’électricité.
À quelques encablures, Reinoso possède un second entrepôt, beau bâtiment en briques datant des années trente. De nouveau, une véritable caverne d’Ali Baba, à même de décourager plus de quarante voleurs : toutes les pièces sont monumentales. Notamment ces portions de troncs d’arbres articulées entre elles par des mécanismes rudimentaires, marques noueuses d’une appropriation humaine de la nature. L’artiste a depuis ces œuvres de jeunesse beaucoup médité sur la figure de l’arbre ; et, ayant observé que l’homme, plutôt que de la maîtriser, a surtout « bousillé la planète », Reinoso a renversé la vapeur : d’où cet arbre à exosquelette, œuvre nouvelle et fascinante image – comparable aux squelettes de dinosaures reconstitués avec du plâtre –, où le métal relie entre elles des bûches plus ou moins épaisses, et qui pourrait être, dans un musée du futur, la reconstitution de ce que fut un arbre. Sur d’autres bancs spaghetti, les arabesques ont cette fois tout à fait « colonisé » (le mot est de Reinoso) l’assise, de sorte que la fonctionnalité de l’objet mythique est braquée, comme pour nous jeter insolemment à la figure son inutilité, son inemployabilité. « La fonctionnalité efface les objets », explique l’artiste, qui désire au contraire les faire exister pleinement, qu’ils retiennent le regard et l’attention. L’utile s’autorature. En cela, les créations de Pablo Reinoso basculent du design à l’art, basculement ontologique dû au refus de la fonctionnalité, certes, mais aussi à l’impossible reproductibilité. Chez lui, tout est fait main, lentement, avec l’aide occasionnelle de quelque machine légère.
Les grands maîtres (Brancusi notamment, et son « rapport au socle ») comme la mythologie occidentale sont très présents à l’esprit de ce FrancoArgentin, fils et mari de psychanalyste. D’où son Laocoonte (ou « Laocoon » en italien et espagnol), un cadre certes vide mais d’où partent des serpents de bois qui s’entrecroisent, portant le nom de ce prêtre troyen capturé puis traîné au fond de la mer pour avoir voulu révéler la supercherie d’un certain cheval. Cette création, clin d’œil direct à l’œuvre homonyme du Greco, a valu à Reinoso
plusieurs invitations à cohabiter avec les tableaux du maître de la Renaissance espagnole lors d’expositions récentes.
« La contrainte, c’est le pied », dit aussi ce créateur pour qui la déambulation dans un lieu peut précipiter une idée, qui lui sera consubstantielle. Une fois l’emplacement trouvé, sur un quai de la Saône à Lyon ou sur une plage de Corée du Sud, un imaginaire se met en place, se loge dans les interstices, dans les anfractuosités. Rêverie de la matière qui emmène l’artiste jusqu’à Auxerre, dans une carrière où l’on vend de la pierre à la découpe. Monsieur est un homme d’espace, qui aime faire avant de spéculer, toucher avant de verbaliser. Son goût véritable de la forme, si rare dans le paysage contemporain, n’est pourtant jamais gratuit, et selon lui, « l’objet doit faire réfléchir au-delà de sa beauté ». Précieux artiste qui donne à voir puis à penser, dans le bon ordre des choses.