LE TOUR DU MONDE EN (PRESQUE !) 80 GALERIES
Au cœur de l’été indien, il est un rendez-vous annuel qu’aucun collectionneur ou amateur d’art tribal ne saurait manquer : le bien nommé « Parcours des mondes ». Venus d’Europe ou des États-Unis, spécialisés en art africain, asiatique, ou océanien, plus d’une soixantaine de marchands investissent, le temps d’une semaine électrique, les petites rues de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, pour y présenter la fine fleur de leurs pièces. On y trouve, pêlemêle, des masques funéraires de momies égyptiennes d’une élégance suprême, des masques chamaniques himalayens dont la trogne hésite entre cocasse et effroi, des reliquaires Fang du Gabon luisant sous leur belle patine sombre, une figure de proue de Nouvelle-Irlande (Océanie) dont la beauté féroce aurait séduit André Breton, mais aussi des toiles aborigènes piquetées d’une myriade d’étoiles, des miniatures mogholes chantant les amours de Radha et de Krishna, des paniers japonais tressés dans du bambou dont la modernité du design laisse pantois… Bref, tout ce que le génie humain a produit de plus harmonieux, de plus insolite, de plus merveilleux…
Depuis une quinzaine d’années, un « magicien de l’ombre » tire les ficelles de ce cabinet de curiosités offert à la délectation de tous : Pierre Moos, le directeur du Parcours. Celui qui se définit lui-même comme « un collectionneur compulsif » avoue avoir jeté son dévolu sur les arts de l’Afrique à la suite de séjours professionnels effectués au Gabon dans les années soixante. Mais c’est véritablement par le biais de la peinture que ce chantre du Beau sous toutes ses formes a véritablement succombé. « C’est l’amour du cubisme qui m’a transporté en Afrique », résume avec une étincelle dans le regard cet admirateur inconditionnel de Picasso. Ce fin connaisseur de la peinture et du dessin avoue aussi un penchant pour les tissus précolombiens (« des pièces abstraites qui ont plus de mille ans ! »), ou pour toute forme sculpturale, quelle que soit sa provenance ou sa fonction. Le collectionneur a rassemblé ainsi au fil des ans un impressionnant ensemble d’objets en bakélite, qui côtoient allègrement statues africaines, masques océaniens et tableaux contemporains…
Pour l’édition 2019 du Parcours des Mondes, Pierre Moos caressait cependant un rêve : combler les lacunes géographiques et temporelles de ce salon à ciel ouvert. Après avoir invité il y a quelques années les marchands d’art asiatique à se joindre à leurs homologues d’art tribal, c’est au tour des galeristes spécialisés en archéologie de rejoindre désormais le Parcours. « Les amateurs ont sensiblement évolué ces dernières années. Loin d’être monomaniaques, ils sont davantage ouverts sur le monde et collectionnent indifféremment des pièces d’art ancien, d’art primitif, aux côtés de toiles modernes ou contemporaines », souligne ainsi Pierre Moos.
Si l’Afrique demeure encore souveraine à ses yeux, force est de constater que le passionné d’art tribal est un romantique qui s’autorise désormais des vagabondages esthétiques sur bien d’autres cultures et d’autres continents. De la statuaire égyptienne aux Bouddhas du Gandhara, en passant par les masques et ornements mélanésiens, le plaisir est sans fin…
L’AFRIQUE EN MAJESTÉ
« C’est pharamineux, affolant d’expression ! », se serait exclamé le peintre André Derain en visitant les collections d’« art nègre » du British Museum. Plus d’un siècle pus tard, force est de constater que l’enthousiasme des artistes, des marchands et des collectionneurs est loin d’être éteint. Mais aux yeux des néophytes, « art primitif » se confond encore bien souvent avec « art africain », tant les créations nées sur le continent noir cristallisent tous les fantasmes, aiguisent les appétits, suscitent les passions. Sans doute une certaine « aura magico-religieuse » n’est pas étrangère à cet engouement pour ces « fétiches » (mot d’origine portugaise) hérissés de clous ou recouverts d’une patine sacrificielle. Mais au sein de la tribu des amateurs d’art primitif, les motivations et les inclinations sont loin d’être uniformes. Certains confessent ainsi leur obsession de la pièce rare adoubée par un impressionnant « pedigree ». En l’absence de signature d’artiste, une statue ou un masque tribal acquiert en effet d’autant plus de valeur qu’il a été collecté par un ethnologue illustre ou qu’il est passé entre les mains d’un collectionneur non moins renommé (artiste, écrivain ou grand marchand). D’autres, au contraire, préfèrent s’aventurer en terre plus « sauvage » et lorgnent du côté de pièces dont la beauté « convulsive » (pour reprendre un mot cher à André Breton) tisse des passerelles avec les langages esthétiques de l’art brut ou de l’art contemporain. Reconnaissons qu’en ce premier tiers du XXIe siècle, les frontières entre toutes cescatégories n’ont jamais été aussi obsolètes ! Même si, rappelons-le, une grande collectionneuse comme Helena Rubinstein, l’impératrice américaine des cosmétiques, aimait déjà en son temps faire dialoguer un reliquaire Fang avec une toile de Picasso et une bronze de Brancusi, abolissant ainsi toute hiérarchie entre les arts et les cultures…
Une certitude s’impose cependant. À l’image des amateurs d’antiques et de vases grecs du XIXe siècle, les amateurs d’art africain font souvent preuve d’une érudition vertigineuse et courent indifféremment les grandes maisons de ventes et les salons internationaux en quête de la pièce rare et convoitée. Il est vrai qu’à la différence de l’art
contemporain, les chefs-d’œuvre à la disposition du public tendent à se raréfier et que bien souvent les masques et les statues « historiques » s’arrachent désormais à prix d’or.
Par ailleurs, on aurait pu penser que la campagne menée pour la restitution des œuvres sur le sol africain allait rendre les marchands frileux. La beauté et la provenance irréprochable des pièces présentées au Parcours (au sein desquelles les masques et statues Baoulé ou Sénoufo de Côte d’Ivoire font figure de « classiques ») tout comme l’ambition et l’originalité des expositions thématiques offertes au public devraient apporter un heureux démenti aux pires craintes des collectionneurs…
DES EXPOSITIONS THÉMATIQUES DIGNES DES PLUS GRANDS MUSÉES
CHEZ LAURENT DODIER, LA FORCE SAUVAGE DES GRANDS FAUVES AFRICAINS
Avec leur mâchoire de crocodile, leurs défenses de phacochère ou leurs cornes de buffle, les quatorze masques africains rassemblés par Laurent Dodier le temps du Parcours devraient subjuguer le public par leur majesté et leur force sculpturale. Convoquant de façon magistrale les esprits de la brousse et de la savane, utilisés lors de cérémonies rituelles dont la mémoire se perd dans la nuit des temps, ces « architectures composites » sont aussi des merveilles d’équilibre et de fabuleux concentrés d’énergie.
DIALOGUE AU SOMMET CHEZ BERNARD DULON
Nombreux sont les artistes contemporains à revendiquer les arts primitifs comme une éternelle source d’inspiration. Parmi eux, le sculpteur Jan Calmeyn n’a jamais caché son immense admiration pour ces plasticiens de génie qui créent depuis des millénaires des formes d’un dépouillement et d’une élégance suprêmes. En confrontant les œuvres toutes en déséquilibre du plasticien belge avec des sculptures africaines issues de sa collection, la galerie Bernard Dulon signera l’une des plus poétiques expositions du Parcours. On admirera tout particulièrement cette ravissante statue Lega du bassin du Congo dessinant un improbable zigzag, ou bien encore cette effigie Dogon dont les membres grêles et l’absence de visage évoquent singulièrement l’œuvre empreinte de tragique de Germaine Richier…
LA « SAUVAGERIE RAFFINÉE » DE L’ART OCÉANIEN
Point de hasard si les surréalistes placèrent l’une des nombreuses îles océaniennes – l’archipel Bismarck, ex Nouvelle-Irlande – au centre de leur carte idéale du monde. Peu de régions, en effet, n’ont autant inventé de langages esthétiques que ces morceaux de terre noyés dans l’Océan Pacifique. Échappant aux canons classiques (et parfois « asphyxiants ») de la statuaire africaine, les œuvres nées au cœur de ces infinis marins déroutent cependant le néophyte par leur caractère onirique, « baroque », parfois macabre, souvent violent. Un seul mot d’ordre semble guider la main de ces plasticiens des antipodes : éblouir le spectateur, le séduire, le fasciner, voire le terroriser. Pour obtenir l’effet souhaité, la création artistique se fait ainsi « laboratoire », expérimentant formes et usages dans une liberté proprement stupéfiante ! Durables ou éphémères, les matériaux contribuent, eux aussi, au choc visuel. Des fibres végétales aux cheveux humains, en passant par une variété infinie de graines, fruits ou terres colorées, sans oublier les plumes chatoyantes des oiseaux, les défenses, crânes et autres dents de mammifères, et jusqu’à l’immatérielle et fragile toile d’araignée, rien n’est trop étrange ni trop beau pour célébrer les noces du Paraître et du Sacré.
Les effigies divines qui nous sont parvenues ne nous offrent, hélas, qu’un pâle reflet de la richesse du panthéon polynésien et des pratiques cultuelles qui leur étaient attachées. Quant aux masques de Mélanésie, superbes et orgueilleux par leur taille démesurée ou leur polychromie stridente, il faut les imaginer virevoltant dans les airs pour mimer les épisodes cosmogoniques de la création du monde, et non épinglés comme de gigantesques papillons derrière les vitrines des galeries ou des musées…
Particulièrement prisé par les collectionneurs en raison de sa créativité débridée, le golfe de Papouasie-Nouvelle-Guinée fourmille ainsi de solutions plastiques à faire pâlir tous les designers de la terre ! D’une effigie d’ancêtre née sur les rives du fleuve Sepik à ces boucliers oblongs dont les motifs curvilignes dégagent une rare force hypnotique, en passant par ces bouchons de flûte incrustés de coquillages et de nacre, l’amateur ne sait où poser son regard ébloui.
LA GALERIE FLAK DÉVOILE LA « BEAUTÉ CONVULSIVE » DE L’ART DE NOUVELLE-IRLANDE
Ce sont de bien complexes et fascinantes « structures architecturales » que les masques et autres sculptures surgis de l’imagination féconde des artistes de Nouvelle-Irlande ! Hésitant entre rêve et cauchemar, ces labyrinthiques enchevêtrements de formes, de couleurs et de matériaux composent les plus subtils échafaudages mais aussi les plus hermétiques rébus offerts à notre jugement occidental. À la richesse du message délivré (référence au monde des esprits et des ancêtres, à l’histoire du clan…) correspond cette profusion iconographique mêlant avec un sens inouï de la démesure les règnes humain, animal et végétal. Ici l’œil devine la silhouette d’un oiseau, la patte d’un batracien, qui finit à son tour en serpent ! Bref, un inventaire à la Prévert qui ne pouvait que séduire les cénacles surréalistes adeptes des techniques d’assemblages et des associations d’idées aussi burlesques qu’incongrues ! S’inspirant d’un célèbre poème d’André Breton célébrant la beauté ambiguë d’un Uli de Nouvelle-Irlande (« Tu me fais peur, tu m’émerveilles »), la Galerie Flak présentera un ensemble d’une vingtaine de masques, sculptures, proue et linteau distillant à merveille ce parfum d’« horreur raffinée ». Dans ces rondes infernales où tout n’est qu’ingestion et digestion, équilibre et déséquilibre, l’harmonie naît précisément de cette communication constante entre le vide et le plein, entre le monde des vivants et celui des esprits. Gageons que les amateurs d’art tribal comme ceux d’art contemporain apprécieront l’énergie électrique qui se dégage de ces pièces d’une redoutable efficacité visuelle !
LES MILLE ET UN VISAGES DE L’ASIE
Susciter du désir et de la curiosité auprès des collectionneurs traditionnels d’art tribal, tel est le rêve caressé par les cinq galeries d’art asiatique présentes cette année au Parcours. Nourris de leurs expériences personnelles de voyages, ces marchands souvent atypiques – certains furent autrefois banquier, journaliste, docteur en physique atomique ! – dévoilent à travers d’ambitieuses expositions thématiques les multiples facettes d’un continent qui fait le grand écart entre religions ancestrales et design à la pointe de la modernité.
Pour Christophe Hioco, qui persuada il y a quelques années Pierre Moos de faire entrer l’Asie au Parcours, le marché est en pleine effervescence, dopé par les collectionneurs chinois, mais aussi par toute une nouvelle génération d’amateurs érudits, trop heureux de frotter leur œil à des formes inhabituelles. « En Europe, de plus en plus de collectionneurs s’intéressent à l’Inde et aux sources de la statuaire bouddhique. D’abord séduite par la peinture classique, les pièces en porcelaine, en jade et en bronze, la clientèle chinoise se tourne, elle aussi, vers la statuaire du Gandhâra, cet art gréco-bouddhique né aux premiers siècles de notre ère, aux confins de l’Afghanistan et du Pakistan », explique ainsi le galeriste. Pour le Parcours, Christophe Hioco tissera néanmoins des passerelles avec les arts primitifs en présentant un ensemble de bronzes appartenant à la civilisation de Dông Son (une culture de l’âge du Bronze apparue vers 1000 avant notre ère dans la péninsule indochinoise), ainsi qu’une belle statue funéraire Joraï originaire des Hauts Plateaux du Vietnam dont le primitivisme devrait séduire bien des amateurs !
C’est à la suite d’un coup de foudre pour l’Inde, le Népal et le Ladakh que Frédéric Rond a décidé d’assouvir sa passion pour l’art des régions himalayennes en ouvrant une galerie joliment baptisée « Indian Heritage ». « Les collectionneurs attirés par l’Asie primitive demeurent des passionnés qui achètent surdes coups de cœur et non par souci de spéculation », se réjouit ce jeune marchand qui n’a que faire des effets de mode et de l’obsession du pedigree. D’une qualité esthétique irréprochable, sa sélection de masques népalais comblera assurément les amoureux de sensations fortes tant il se dégage de ces trognes de bois sombre une énergie sacrée.
Spécialisée dans cet entre-deux fascinant qu’est l’Indonésie, la galerie Pascassio Manfredi proposera, quant à elle, une sculpturale porte Batak de Sumatra d’une sobriété et d’une force implacables…
C’est une Asie plus « sage » que l’on découvrira dans la galerie d’Alexis Renard qui exposera une belle sélection de miniatures mogholes, telle cette charmante saynète illustrant les amours de Radha et de Krishna, le berger divin à la peau bleue. Mais le jeune marchand émet également le souhait d’aller à la rencontre de la clientèle habituelle du Parcours en présentant des pièces faisant le lien entre le classique et le tribal. « Un bel objet dépasse les catégories », résume ainsi Alexis Renard, fier de présenter ce masque funéraire en or de Java ou des Philippines, ou ces divinités farouches du monde hindou…
Mais que l’amateur d’art japonais et de design épuré se rassure ! L’archipel nippon sera magnifiquement représenté par cette sélection de paniers en bambou exposés par Philippe Boudin dans sa galerie Mingei Japanese Arts. Loin d’être reléguées au rang d’artisanat, ces pièces signées par de grands maîtres s’arrachent désormais à prix d’or et font l’objet d’expositions muséales, comme ce fut le cas ce printemps dernier au Musée du quai Branly…
LA POÉSIE VIBRATOIRE ET HYPNOTIQUE DE L’ART ABORIGÈNE
Jetant une passerelle entre art tribal et art contemporain, l’art aborigène ne cesse de séduire un public de plus en plus large en raison de son caractère onirique et de son audace formelle.
STÉPHANE JACOB, LE CHANTRE DE L’ART ABORIGÈNE
À peine diplômé de l’École du Louvre et après un bref passage au Musée des monuments français, à Paris, le jeune Stéphane Jacob découvre à l’occasion d’un premier séjour australien à l’aube des années quatre-vingt-dix la splendeur et la poésie de l’art aborigène. Une passion qui ne le quittera plus et dont il fera son métier. En 1996, il ouvre ainsi sa galerie exclusivement consacrée aux artistes d’Australie et inaugure des conférences et des soirées de présentation en appartement qui rencontreront un franc succès. Gagnant la confiance des conservateurs de musées, Stéphane Jacob devient parallèlement un acteur essentiel dans la diffusion de l’art aborigène et participe activement à la constitution de collections muséales, telle celles du Musée des Confluences de Lyon. Mais l’une de ses plus grandes fiertés est d’avoir présenté en 2016 au Musée océanographique de Monaco les artistes d’Australie et du détroit de Torrès dont les œuvres dénoncent avec force les ravages écologiques et environnementaux. La fresque gigantesque réalisée sur le toit du bâtiment par Alick Tipoti est restée dans toutes les mémoires… Pour cette édition, Stéphane Jacob rendra hommage aux figures historiques de l’école de Papunya, ainsi qu’aux artistes femmes de la communauté d’Utopia. « Je m’émerveille en permanence. Il y a quelque chose de magique et de paisible à la fois dans l’art aborigène », résume ce marchand passionné et heureux…