DEVIENT LE NOUVEAU CENTRE DE RÉFÉRENCE EN EUROPE POUR L’ART CONTEMPORAIN ABORIGÈNE AUSTRALIEN
On aurait tort de ne pas se fier aux signes… Car des signes, aussi bizarre que cela puisse paraître, il y en a beaucoup entre la Suisse et l’Australie, et depuis longtemps. Imaginez Tristan Tzara, pilier du mouvement Dada, récitant en décembre 1917 au cabaret Voltaire à Zurich sa « Chanson du serpent » devant une assemblée de dadaïstes patentés : « peau de serpent se levant/au ciel se levant/cœur battre continuellement/queue battre continuellement/ queue veut s’éteindre/ queue veut remuer/tremblant ». En réalité, cette chanson est un chant-poème aborigène arrernte célébrant le serpent-arc-en-ciel (grand ancêtre, animal destructeur et constructeur d’une renaissance fertile) que Tzara a traduit en français à partir d’une traduction allemande réalisée par Carl Strehlow, un missionnaire luthérien ayant passé de longues années en Australie à collecter des œuvres aborigènes.
La Fondation Opale, nouveau lieu de la culture aborigène en Suisse ? « C’est un endroit magique, plein d’énergie positive, de celle qu’on ressent étrangement dans le bush australien. On y est accueilli, le lieu est ouvert, pas loin du village, favorable aux rencontres et en symbiose avec les éléments et l’environnement tout autour », explique Bérengère Primat, passionnée d’art aborigène, collectionneuse et mécène, arrière-petite-fille de Marcel Schlumberger, petite-nièce de Dominique de Ménil, et Française ayant choisi de vivre à CransMontana où elle élève cinq enfants entre trois et vingt ans.
Ce n’est donc pas un hasard si elle a décidé d’y créer l’an dernier sa fondation, entièrement dédiée à l’art contemporain aborigène (en lieu et place de l’ancienne Fondation Pierre Arnaud), à Lens, cette station du Haut-Plateau, sept cent quarante-huit mètres d’altitude, au beau milieu du Valais. Dans un paysage de montagnes, le bâtiment en verre, œuvre de l’architecte suisse Jean-Pierre Emery, se reflète avec ses panneaux voltaïques au bord du lac du Louché, irisant la façade de mille reflets… d’opale, cette pierre mythologique très prisée dans la culture aborigène et couleur d’arc-en-ciel. Mille mètres carrés d’exposition permanente et/ou temporaire, plus une salle de soixante mètres carrés pour les focus, des ateliers, des ren
contres, des publications, des résidences d’artistes et un restaurant fameux, ce qui ne gâche rien à l’aventure qui se mérite, à deux heures de train de Genève et une heure quinze de Lausanne. « Je me sens responsable d’une collection qu’il s’agit aujourd’hui pour moi de transmettre dans le cadre de la Fondation Opale et je souhaite favoriser la création artistique des artistes aborigènes en les invitant sur place, précise Bérengère Primat. Au fond, mon implication se rapproche, à ma mesure, des préoccupations des peuples aborigènes qui ont su garder un lien très fort avec la terre, dans la mesure où l’art stimule les émotions, les sensations et même les réflexions qui souvent aboutissent à de véritables prises de conscience ».
Cette attirance de la Suisse pour l’art aborigène, qui plonge ses racines dans soixante mille ans de culture, existe en fait depuis le milieu du XIXe siècle, en particulier grâce à Frédéric Guillaume de Pury, un viticulteur originaire de Neuchâtel installé dans la vallée de Yarra, au nord-est de Melbourne, où se trouvait une petite colonie de ressortissants suisses. Il va se lier d’amitié avec William Barak, un porte-parole charismatique du clan des Wurundjeri et un artiste, dont de nombreux dessins se trouvent aujourd’hui dans les collections du Musée d’ethnographie de Neuchâtel.
D’autres Suisses, collectionneurs aventureux et mécènes enthousiastes, parmi lesquels Maurice Bastian et Georges Barbey, enrichiront quelques années plus tard les collections du Musée d’ethnographie de Genève, devenu depuis lors l’un des centres de la culture aborigène ancienne. L’artiste suisse Paul Klee y trouvera même dans les années trente des sources d’inspiration comme autant d’hommages à cette civilisation qu’il découvre, fasciné, en parcourant les salles dédiées à cet art dans les musées en Suisse, à Genève d’abord, mais aussi à Zurich, Bâle et Neuchâtel.
Aujourd’hui, Bérengère Primat prend la relève. C’est une exposition d’art contemporain aborigène à Paris qui a été le déclic, il y a quinze ans. « J’étais subjuguée. Je regardais, je m’informais. Et plus je lisais, plus j’essayais de comprendre ». Elle épousera même le galeriste ! Et partira avec lui plusieurs années dans le bush et les déserts australiens pour y vivre au milieu des artistes aborigènes… « Il y a eu un avant et un après. L’onde de choc devant tant de beauté, de spiritualité, de compassion, d’humanité en fait, n’a jamais cessé de me remuer depuis. Devant de telles œuvres, on se sent humain, pleinement humain, profondément humain. Au moment de prendre la décision de créer la Fondation Opale, je suis repartie avec mes enfants en Australie pour un long voyage sur les terres aborigènes. J’ai eu la chance qu’ils me suivent dans cette nouvelle aventure, car cela n’aurait pas eu le même sens sans leur approbation ».
« Before Time Began » est la première grande exposition inaugurale de la Fondation Opale. Quatrevingts tableaux des huit cents œuvres de la collection que possède Bérengère Primat, l’une des plus belles au monde, seront présentés au public. Georges Petitjean, historien d’art né en Belgique et spécialiste de la culture aborigène, en est le commissaire. « Il a fallu du temps avant de pouvoir appréhender cette culture d’une manière juste… d’autant qu’elle se trouve loin, à l’autre bout de la terre, qu’elle est peu connue et qu’il en manquait jusque dans les années soixante-dix des traces matérielles, car au départ elle s’écrit sur le sol, les écorces, les parois et la peau, ou se murmure et se transmet oralement entre initiés, puisque toutartiste est d’abord et avant tout un poète. C’est donc un art très éphémère, qui ne se délivre qu’à l’occasion de cérémonies dont la plupart restent secrètes et sacrées. En ce qui me concerne, j’ai vécu huit ans en Australie dans les années quatrevingts pour m’en imprégner. Et aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il faut savoir que les Aborigènes n’ont accédé à la citoyenneté australienne qu’en 1967. Auparavant, ils étaient comptabilisés parmi la faune et la flore ! C’est seulement en 1971 que, pour la première fois dans l’histoire de l’art aborigène, les artistes décident d’adopter le support de la toile rectangulaire ou carrée. Une manière pour eux de se faire reconnaître en partageant leur culture, même si certaines données relèvent toujours de l’initiation à laquelle tout le monde n’a pas accès. S’ajoute à cela une raison politique, de plus en plus prégnante aujourd’hui : il y a urgence à parler de connexion entre l’être humain et la terre, ce qui a toujours préoccupé les peuples Aborigènes, bien avant tous les autres ». L’exposition « Before Time Began » arrive donc juste à temps à la Fondation Opale, au moment où chacun se pose des questions sur l’avenir de la planète. C’est un temps hors du temps, « le Temps du Rêve », c’est-à-dire celui de la Création se faisant au fur et à mesure, passé et présent mêlés. « Le Temps du Rêve ? C’est quelque chose d’actif, une dimension parallèle à notre dimension du temps mesuré, la dimension créative dans le temps », précise Georges Petitjean. « Dreaming », en anglais évoque d’ailleurs mieux ce concept en mouvement que la notion de « Rêve » en français ne donne pas. Il s’agit de convoquer sur la toile les légendes, rochers, collines, lacs et animaux qui portent l’empreinte des esprits créateurs en lien avec leur terri
toire, cet espace-temps où tout se crée des histoires et des mythes. « Le Temps du Rêve est un univers “autre”, aux possibilités infinies, échappant aux lois du monde réel, ce qui doue les êtres qui le peuplent de qualités autres, y compris le pouvoir de métamorphose », écrivait déjà Karel Kupka, dans son essai, « Un art à l’état brut », publié à Lausanne aux éditions Clairefontaine en 1962.
« Pour cette première exposition, explique Georges Petitjean, nous avons choisi de montrer des œuvres des années soixante-dix, d’autres plus anciennes datant des années cinquante dont l’artiste Karel Kupka a été le grand découvreur, des sculptures d’ancêtres originaires du nord de l’Australie et des œuvres très récentes sur toiles monumentales réalisées par plusieurs artistes travaillant ensemble de manière collaborative ».
Depuis qu’aux Pays-Bas, le Musée d’Utrecht, seul musée européen qui présentait de manière continue des œuvres aborigènes, a fermé ses portes en 2017, la Fondation Opale est l’unique espace où l’on peut voir aujourd’hui en Europe des toiles de cet art contemporain aborigène en permanence. De grands artistes tels que Clifford Possum Tjapaltjarri, Emily Kame Kngwarreye, Paddy Fordham Wainburranga et Tommy Watson y sont largement représentés. Walala Tjapaltjarri viendra à la Fondation Opale dès janvier 2020 en résidence pendant trois mois.
L’occasion pour chacun de découvrir, selon la formule heureuse de Georges Petitjean, « de belles œuvres qui enregistrent la vie, de grands panneaux de signalisation qui rappellent à chaque instant d’autres manières d’exister ».