Rien de moins innocent que les contes qui ont bercé notre enfance ! Collectés par les ethnologues, étudiés par les universitaires, interprétés par les psychanalystes, ces précieux témoignages du « patrimoine immatériel » font l’objet d’une passionnante exposition au MEG de Genève.
Comment mettre en scène l’univers onirique et merveilleux des contes qui, dès notre plus jeune âge, ont fécondé notre imaginaire, façonné notre identité ? C’est le défi que tentent de relever Federica Tamarozzi et l’équipe du MEG à travers une exposition qui se veut tout à la fois savante, didactique, poétique, ludique et participative. Passeur de connaissances mais aussi d’émotions, le Musée d’ethnographie de Genève a ainsi puisé dans ses collections des objets censés mettre en images la « fabrique » de ce genre littéraire, berceau de la culture populaire mais aussi « magma » vivant sans cesse réinventé au fil des siècles. Loin d’être purement « muséale », l’expérience s’affranchit des règles traditionnelles pour inviter le visiteur à s’immerger au cœur même de ce matériau littéraire grâce à des tableaux scéniques baptisés par la commissaire de l’exposition « théâtres de l’imaginaire ». C’est une équipe pluridisciplinaire – l’écrivain Fabrice Melquiot, les illustrateurs Lorenzo Mattotti, Camille Garoche, Carll Cneut et Jean-Philippe Kalonji, les scénographes Barbara Holzer et Tristan Kobler – qui s’est d’ailleurs chargée de mettre de la chair et de la vie à ce vecteur de la culture traditionnelle ayant si bien voyagé dans l’espace et le temps qu’il est souvent bien malaisé de déterminer son origine lointaine ! Dépassant sa simple vocation scientifique, le MEG s’inscrit à son tour dans la longue lignée des bardes, aèdes et autres conteurs qui distillaient auprès des populations ces récits scandés d’épreuves initiatiques pour mieux affronter symboliquement les dangers de ce monde. Huit contes vernaculaires ont ainsi été choisis, repensés, réécrits, mis en scène pour illustrer de façon poétique et contemporaine les mécanismes propres à ce genre littéraire en constante évolution. Car de la Méditerranée à la Scandinavie, des pays celtes aux Balkans, ces récits populaires n’ont rien perdu de leur efficacité ni de leur immense pouvoir de séduction. Il suffit en effet de prononcer la formule magique et incantatoire « il était une fois » pour que la magie opère et que l’on retombe aussitôt en enfance !
Mais loin d’être innocents, les contes, sous couvert de fantastique et de merveilleux, ont toujours véhiculé des modèles de conduite et prodigué des enseignements vertueux. Ainsi, « Le fuseau, la navette et l’aiguille » (soit trois objets magiques incarnant le lien entre les générations) traite de la difficulté à trouver un conjoint. Attesté des Flandres aux pays slaves, « Le pêcheur, sa femme et le poisson d’or » illustre les différentes étapes de l’ascension sociale et la chute brutale provoquée par les ravages d’une folle cupidité. Puisant ses origines dans la plus lointaine Antiquité (on le trouve aussi bien dans les traditions gréco-romaines, juives et chrétiennes), « La vigne et le vin » évoque la nécessité de contrôler et d’encadrer la consommation de l’alcool. C’est aussi une façon d’expliquer que la nature doit être domestiquée pour être fertile, et que le paysan, figure centrale du récit, est un héros civilisateur. Né dans les Alpes occidentales, « L’ours amoureux », quant à lui, emprunte à l’univers des blagues grivoises pour décrire les amours contre-nature d’une jeune fille et d’un plantigrade. « On oublie trop souvent que l’Europe fut une terre d’animisme », souligne Federica Tamarozzi qui reconnaît ainsi dans ce couple ours /jeune fille la trace d’une nature dominée par l’héritage des esprits et des forces animales. C’est aussi un savoureux récit érotique, preuve que les contes ne sont pas forcément destinés à un public d’enfants ! « La lune et la louve » rappelle de son côté l’importance symbolique de cet astre dans le monde rural : c’est au gré de ses phases que l’on établit les calendriers officiels et liturgiques et que l’on planifie les travaux agricoles et l’organisation des chasses. Relevant de la tradition des « Bibles populaires » ou « Évangiles paysans », « Le pain de Marie » illustre à travers le personnage de la Vierge le mystère de la fermentation et de la germination du blé : soit des métaphores à peine voilées de la mort et de la résurrection du Christ. Comportant plus de deux cents versions et rendu célèbre par le recueil des frères Grimm (géniaux compilateurs de récits traditionnels), « La Mort marraine » évoque ce dicton populaire qui dit que l’on ne peut juger de l’existence avant qu’elle ne soit achevée. Le conte illustre aussi joliment le rôle si important que jouaient autrefois les parrains ou les marraines dans l’éducation des enfants… Et pour finir, l’exposition met en scène ce conte espiègle et d’un humour redoutable : « Le pantalon du Diable » qui parle d’un jeune homme har celé par toutes les femmes sur son lieu de travail ! Las et fatigué, le bellâtre finit par pactiser avec le Diable qui le dote d’un pantalon magique dont les poches se remplissent d’or dès que l’on y met la main. Devenu immensément riche, le jeune homme distribue des présents autour de lui et, au terme de ses épreuves, épouse la fille d’un roi affaibli par la guerre…
Loin de tomber dans l’oubli et de disparaître, ces histoires lues et relues lors des veillées paysannes vont continuer de voyager et d’exercer leur immense pouvoir de fascination au fil des siècles. Adaptés aux goûts de l’élite aristocratique par l’académicien français Charles Perrault puis par les frères Grimm, collectés et étudiés au XIXe siècle par les ethnologues et les folkloristes, répertoriés et classifiés par les linguistes, analysés et disséqués par les psychanalystes, récupérés et détournés à des fins de propagande identitaire par les nationalistes, les contes demeurent aussi et surtout une inépuisable source d’inspiration pour les artistes. Du chorégraphe Angelin Preljocaj à la cinéaste Anne Fontaine (qui ont signé, chacun, une sulfureuse adaptation de « Blanche neige et les sept nains »), la veine est loin d’être tarie !