À Paris, le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme consacre une exposition à l’une des grandes femmes d’entreprise et mécènes du XXe siècle, Helena Rubinstein. À voir jusqu’au 25 août.
Jean Cocteau lui avait octroyé le titre d’impératrice de la beauté. Qu’est-ce à dire ? Il y a là d’abord, bien sûr, une référence au « succès planétaire » d’Helena Rubinstein dans le domaine nacré des lotions, des poudres, des mascaras (le lancement du waterproof, c’est elle), des instituts de beauté (une autre des choses qu’elle inventa ou imposa)… Suggérant l’autorité, la majesté, cette expression s’accorde également avec le tempérament de celle qui, née à Cracovie en 1872, installée en Australie à vingt ans et riche
à trente ans – notamment grâce à la vente d’une crème pour le visage inspirée de celle que sa mère lui appliquait jadis –, pouvait déclarer : « Il n’y a pas de femmes laides, seulement des femmes paresseuses. » Mais ces mots de poète, naturellement, peuvent encore être compris plus largement, en s’aidant pour cela, s’il le faut, du faux ami qu’est le nom anglais patron, qui signifie mécène : traquant partout la beauté, le Beau – « Madame », comme elle se faisait appeler –, constitua autour d’elle un empire esthétique aux paysages contrastés. En visitant l’exposition qui se tient actuellement au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, à Paris, on ne peut qu’admirer cette étendue, spatiale et temporelle (arts appliqués et Beaux-Arts, pièces anciennes et avant-garde européenne), parfaitement maîtrisée par celle qui en fut la souveraine et la première bénéficiaire. Quelle assurance dans l’éclectisme ! Variété artistique et déambulations d’une vie – après Melbourne, elle conquit Londres, Paris, New-York – se mêlent. C’est dans cette dernière ville qu’elle mourut, en 1965, et fut enterrée, dans une tunique brodée de pierres du Rhin griffée Yves Saint Laurent. On ne s’étonne pas de voir évoqué, dans une exposition consacrée à une grande embellisseuse, un goût exquis en matière de vêtements ; deux tailleurs de Balenciaga en tweed permettent d’évoquer une garde-robe où figuraient encore les noms Poiret, Schiaparelli, Dior, Balenciaga ou Chanel (Mrs. Rubinstein et Mademoiselle avaient toutes les deux pour amie la débordante, terriblement inspirante, Misia Sert, muse parisienne de tout un demi-siècle). Mais il y a plus, et non loin de cette vitrine de mode, sur des cartels, les mots « Brassaï » et « Dora Maar » luisent discrètement. Au fil de votre visite apparaissent ainsi, comme sur un théâtre idéal, les personnalités les plus fascinantes. À qui demander des dessins de poudriers, de boîtiers de maquillage ? Raoul Dufy ou Salvador Dalí. À qui de petits textes publicitaires ? Marie-Laure de Noailles, Louise de Vilmorin, Colette.
L’une des sections les plus représentatives du parcours, et des plus belles, juxtaposent l’Afrique et le monde gréco-romain : Helena Rubinstein possédait en effet une importante collection d’« arts premiers », ayant acquis notamment – on peut les admirer ici à l’envi – un très haut masque en bois sculpté du Burkina Faso, une petite tête funéraire en terre cuite, ivoirienne, aux paupières entrouvertes comme des coquillages, ou encore une figure Sénoufo à la bouche effacée, à qui manquent un bras et un sein, profilée comme la plus évidente des choses de ce monde ; à côté sont exposées, provenant toujours de la collection de celle auprès de qui Proust s’enquit – pour parfaire les personnages de la Recherche – des habitudes de maquillage des dames du monde (ou du demi-monde), deux têtes sculptées d’Elie Nadelman et, en face, une très grande huile de Giorgio de Chirico de 1936, intitulée Divinità in riva al mare : paysage clair où Mercure s’avance, sur du sable bleu, où les queues des chevaux, surdimensionnées, tiennent de la meringue, où l’on attend, où l’on joue (à quoi ?). On admire ailleurs dans l’exposition d’autres peintres soutenus par Helena Rubisntein, des artistes juifs venus d’Orient, notamment, comme Marc Chagall – voyez son illustration de la fable « Le Meunier, son Fils et l’Âne » de La Fontaine, réalisée à la gouache, goûtez cet aplat de violet intense en son centre ! –, Louis Marcoussis ou Joachim Weingart. Ici enfin, un Picasso : agenouillée, nue, une femme à la peau laiteuse converse avec une autre (nue elle aussi ?), accoudée au dossier d’un fauteuil, dans une pièce baignée d’une lumière beige au fond de laquelle est déployé, en guise de toile de fond, un paravent semé de petites feuilles ; comme ces tissus sont fidèlement rendus ! et pour cause… Approchez-vous de ce large cadre marron, dont vous sentez presque les veines sous vos doigts, faites un pas de côté, et vous le verrez fondre : ces Confidences de 1934, c’est une tapisserie. Notre impératrice possédait l’exemplaire numéro un de cette œuvre tissée par la maison Myrbor. Un tel objet se roule et se déroule, il s’enlève et s’emporte facilement, trop facilement sans doute, et je ne peux m’empêcher – hélas – de mettre en parallèle le caractère commode et résistant de ce tableau assoupli, prêt à illuminer en une seconde la pièce où il sera à nouveau dévoilé, et le destin de ce peuple désespérément marqué par le départ subi(t), et le non-retour. (Quand Helena Rubinstein, après la Seconde Guerre mondiale, reconstruisit son salon de beauté du 52, rue du Faubourg Saint-Honoré, saccagé par les nazis, elle choisit de laisser visibles les impacts de balles laissés par ceux-là.)