Pour les cinq cents ans de la mort de Léonard de Vinci (1452-1519), le Musée du Louvre consacre la plus importante rétrospective de ces dernières années au célèbre artiste et inventeur de la Renaissance.
Léonard de Vinci est un Dieu : figure universelle, il n’est personne qui n’ait jamais entendu parler de lui et, tel Yahvé, quand son nom est prononcé tous se le représentent comme le vieux barbu vénérable plein de sagesse et de mansuétude fixé par le fameux dessin de Turin. Figure par excellence du polymathe et, par conséquent, symbole même de la soif de connaissance, l’Histoire a fait de Léonard le Dieu de l’intelligence occidentale, du logos grec, de la logique romaine, de l’humanisme judéochrétien tous ensemble : il est la personnification parfaite d’une religion laïque, celle de la raison, qui règne depuis quelques siècles sur l’Occident et à laquelle il fallait ses saints et ses dieux. Son incroyable et déconcertante célébrité, sans commune mesure avec aucun autre artiste, vient aussi, peut-être, de ce postulat : Léonard, c’est Dieu le père, c’est le vieux sage qui connaît tout et veille sur nous, une image rassurante, un symbole paternel érigé comme tel a posteriori pour nos besoins de représentation, dans un monde occidental qui n’admire rien autant que le génie, non plus du christianisme, mais de la pensée et des arts.
Paradoxalement, on connaît finalement mieux l’homme (ou ce que l’on se représente de cet homme) que son œuvre – qui ne se résume pas aux tableaux, dessins et prototypes de machines volantes mais comprend des recherches dans les domaines de l’optique, l’hydraulique, l’anatomie, la botanique, l’architecture, l’ingénierie et bien d’autres encore. En dehors de ses peintures, le grand public ne sait pas vraiment ce que cet esprit débordant a inventé et découvert. En réalité, pas grand chose puisque ses épures de machines sont restées à l’état de projets, que ses études scientifiques n’ont été publiées que très tard et n’ont, en fait, presque rien révolutionné. Reste sa curiosité et son intelligence hors-norme, reste surtout sa peinture d’une si grande finesse et qui, malgré le peu d’œuvres exécutées, était bel et bien son domaine de prédilection. Pourquoi ? Parce qu’il fut formé dès son plus jeune âge aux arts du dessin par Verrocchio dans son atelier florentin ? Pas seulement.
Pour Léonard, la peinture permet la description du monde et est, par conséquent, un moyen de connaissance de celui-ci. Plus que sa simple reproduction, elle autorise une analyse du réel – c’est donc un instrument scientifique et même l’un des plus nobles car, pour Vinci, l’œil est la « fenêtre de l’âme » et la vue le plus important des sens : la peinture s’intègre parfaitement et naturellement à son projet scientifique d’investigation du monde par tous les moyens possibles. D’où cette recherche chimérique de la perfection, cette fuite en avant permanente qui fait qu’il met des années à terminer un tableau, qu’il en laisse un bon nombre inachevés et qu’il n’est jamais satisfait du résultat : pour Léonard, l’art de peindre doit répondre à une exigence de vérité – il écrivit d’ailleurs, dans l’un de ses carnets, que si un peintre s’apercevait qu’il avait commis une erreur dans un tableau, il devait absolument la corriger car autrement cette erreur resterait pour toujours, ternissant le noble art de la peinture. Pour lui, celle-ci est tout sauf un simulacre plaisant à l’œil. Puisqu’elle permet de représenter formes, couleurs, volumes et perspectives en même temps, elle a la capacité de pouvoir démontrer la connaissance et donc la maîtrise que l’homme a du monde, en créant une image « vraie » de celui-ci. En étant à même d’engendrer cette image vraie, ce miroir du cosmos qu’est le tableau, l’homme prouve qu’il est bien la créature au centre de la création divine, l’être favori de Dieu – et, ajouterait un psychanalyste, qu’il est un peu démiurge lui-même. Même l’art du sfumato, l’un
des grands apports de Léonard à la technique picturale, ne dit pas autre chose : estomper la ligne de contour, qui limite les formes dans l’espace, permet d’approcher d’encore plus près la vérité. Un contour matérialisé par une ligne nette, comme chez Botticelli, crée une rupture abrupte et irréelle dans l’image, or le flou, la modulation de la lumière et de la couleur qui s’effacent propres au sfumato permettent de rendre l’image vivante et dynamique, de la faire apparaître comme en mouvement, de lui donner un aspect transitoire, celui de l’instant, du moment qui passe – l’aspect même de la vie, loin de l’apparence figée des œuvres linéaires du Quattrocento florentin. Le sfumato, qui permet de figurer l’irreprésentable, de montrer ce qui est caché sans le forcer, est, lui aussi, un instrument de la grande vérité que recherche partout Léonard.
Mais venons-en à 2019 et à cette exposition anniversaire que le Louvre a décidé de consacrer au maître pour les cinq cents ans de sa disparition. Une question légitime se pose : qu’y apprendra-ton de neuf sur Léonard de Vinci ? Tous les jours un livre, un article, une thèse plus ou moins farfelue sur le grand esprit de la Renaissance est offerte, pour le meilleur et surtout le pire, à la communauté des hommes : c’est le destin des êtres illustres que de voir leur génie enseveli sous l’amoncellement des hypothèses et des théories les plus étranges, de servir de carburant aux plus inutiles et superfétatoires des gloses, qui, par un effet contraire, finissent par envelopper leurs œuvres d’un épais brouillard et par les voiler à l’œil du public, par les éloigner de la meilleure compréhension qu’elles devraient pourtant permettre. Ces grands hommes – leur vie, leur œuvre – suscitent un tel enthousiasme que chacun se sent autorisé d’y aller de son avis. Tout le monde parle de Léonard, peu savent. Il est à souhaiter que l’un des mérites de cette méga-exposition sera de mettre, pour le grand public qui s’y pressera, un peu d’ordre dans les idées et d’exigence dans l’approche. En réunissant dans les mêmes salles une vaste partie de l’œuvre peint et dessiné de Léonard – y compris certaines œuvres dont l’attribution à Vinci est disputée, elle permettra de comparer les tableaux et dessins les plus sûrs à ceux qui ne font pas l’unanimité, comme la soi-disant Joconde nue du Musée Condé à Chantilly, à laquelle a récemment été dédiée une exposition. Espérons que l’artiste en sortira débarrassé du mauvais sfumato qui noie son œuvre puisque ces dernières années nombre de tableaux d’élèves ou issus de son atelier lui ont été attribués par des experts autoproclamés (le Salvator Mundi est sans doute l’un d’eux), épaississant encore un peu plus le brouillard qui entoure le Dieu Léonard et insultant la mémoire de l’artiste dont la poétique – et même l’éthique – était de ne donner au monde que ce que son art avait de plus savant et de plus élaboré, c’est-à-dire de vrai – donc d’éternel.
François-Henri Désérable