À travers un parcours riche de cent trente œuvres, le Musée Rath à Genève dévoile les différentes formes de silence dans l’art, depuis la fin du XVe siècle jusqu’à aujourd’hui.
Scènes de banquets ou de chasses, les premières œuvres accrochées se révèlent bruyantes, parfois même tonitruantes. Ces œuvres sonores ne font qu’accentuer la force silencieuse qui se dégage des œuvres sélectionnées pour la suite du parcours. L’exposition interroge la manière dont les artistes nous donnent à voir le silence et à le vivre, qu’il soit apaisant ou angoissant, intime ou mystique.
Quand on pense au silence en art, c’est la nature morte qui nous vient spontanément à l’esprit. Si la langue française renvoie ces représentations d’objets inertes et ces scènes muettes à la mort, en Angleterre c’est à l’immobilité silencieuse (« still life »). La table de la Nature morte de JeanÉtienne Liotard semble avoir été quittée à la hâte avant le passage de l’artiste, sans même qu’on ait pris la peine de refermer entièrement le tiroir. Le petit pain et les fruits, frugal repas non consommé, ont été abandonnés dans une pièce dont les murs gris et l’éclairage froid accentuent ce sentiment de
solitude et de silence déjà prégnants dans le tableau. Souvent la faible luminosité ou l’absence de lumière renforce cette impression de silence en isolant les objets et en intensifiant leur présence, comme dans Pivoines blanches et boules-de-neige d’Henri Fantin-Latour. Dans cette œuvre, le vase disparaît presque dans le fond noir du tableau, alors que les fleurs, d’une blancheur éclatante, irradient dans leur splendide solitude. Les quelques fleurs fanées tombées au pied du vase rappellent la brièveté de la vie. La nature morte porte aussi en elle le silence en tant que vanitas ou memento mori, méditation sur le passage du temps et la finitude de la vie, comme dans Corbeille de verres et pâté de Sébastien Stoskopff, où la fragilité des verres et la fissure qui craquèle le meuble évoquent la fugacité de l’existence humaine. Un même silence méditatif se dégage de nombreuses œuvres sacrées, des images de dévotion qui sont l’espace du silence religieux. Ainsi, face au Christ mort pleuré par les anges peint par Lubin Baugin le fidèle, comme les anges, se fige dans une compassion muette.
L’exposition montre que différents motifs et sujets peuvent être associés à des silences autres que celui dans lequel plonge la mort : la scène de genre par exemple saisit les protagonistes du tableau en pleine concentration ou dans l’accomplissement d’un ouvrage. L’action entreprise – la lecture – l’éclairage doux de la bougie, l’atmosphère méditative et même le lourd mobilier du Portrait de l’abbé Jean-Jacques Hubert lisant de Maurice Quentin de la Tour, tout concourt à dégager de ce tableau une sensation d’absence de bruit et de quiétude. Au contraire, dans la série des Intimités de Félix Vallotton c’est le silence lourd du non-dit, de l’absence de communication au sein du couple que l’artiste nous fait entendre. La sobriété apaisée des intérieurs de Vilhelm Hammershøi avec la décoration bavarde des demeures bourgeoises de la fin du XIXe siècle, sur
chargées de meubles, de bibelots, de rideaux et de tableaux, les pièces peintes par l’artiste danois sont au contraire dépouillées. Meubles ou objets peinent à habiter l’espace. Espaces dépouillés, personnages seuls et représentés souvent de dos, palette réduite à des accords de gris sont les ingrédients du silence des intérieurs Hammershøi. Dans l’Intérieur avec piano et femme vêtue de noir, même l’instrument de musique est réduit au silence. Pas de paroles, point de sons.
Dans les grands espaces, la voix ne trouve pas plus d’écho. Si les hauts sommets enneigés infranchissables et les torrents dévalant les pentes sont des paysages sonores, l’eau calme des lacs de montagne reflétant tel un miroir la nature environnante, les pentes douces des collines invitent à la contemplation et par là-même au silence.
Camille Lévêque-Claudet