Traversés par un large puits de lumière central donnant sur un vaste atrium, les six étages du nouveau bâtiment investi par la Banque privée SYZ à Genève réunissent quelque trois cents œuvres d’art et pièces de mobilier design. Initiée dans les années quatre-vingts aux États-Unis et gérée depuis 2009 par Nicolas Trembley, la collection d’Eric et Suzanne Syz s’offre aux employés et aux clients de l’établissement financier comme un généreux environnement d’art contemporain.
Nul besoin d’être client de la Banque SYZ pour apercevoir par la porte d’entrée Felix the Cat (2013) de l’artiste britannique Mark Leckey, une sculpture gonflable géante de dix mètres de hauteur qui a déjà surplombé l’entrée du Salon d’art contemporain artgenève en 2018 et campé à l’intérieur de la Fondation Louis Vuitton à Paris le printemps suivant. Felix the Cat fut, rappelons-le, en 1928, l’un des premiers personnages animés a avoir été diffusé à la télévision anglaise NBC lors des essais initiaux de transmission. Sorti de son cartoon créé en 1919, debout, les pattes sur les hanches et le sourire bienveillant, le félin réserve ici un accueil aussi sympathique que surprenant dans le contexte d’une telle institution. Adossé contre deux étages au fond de l’atrium, il semble avoir été pensé expressément pour cette architecture, incitant en effet le visiteur à lever le regard et à constater que l’accrochage des œuvres se poursuit sur les différents niveaux de la banque. Détrompez-vous, la collection Syz préexistait au lieu et non le contraire. Il ne s’agit en aucun cas d’une collection pensée pour « décorer » les bureaux, mais d’une collection familiale mise à la disposition des usagers de la banque. En réalité, ce n’est qu’un tiers de cette dernière qui est accroché dans le bâtiment situé le long du Rhône, le reste des joyaux partage la sphère privée des collectionneurs Syz, dans leur maison, ou est parfois prêté pour des expositions à l’international.
SUR SOL JAUNE
Constituée d’abord d’œuvres emblématiques des années quatre-vingts, la collection Syz s’est enrichie avec le temps sans jamais privilégier un médium, un courant, une culture ou une géographie – bien qu’artistes américains, européens et suisses tiennent le haut du pavé. Tentative aujourd’hui aboutie de retranscrire le récit des chapitres de l’art de ces quarante dernières années à travers des œuvres charnières, l’ensemble composé au total d’un millier de pièces comprend aussi bien des installations, des sculptures, des photographies que des peintures. Ni musée ni centre d’art, l’espace qui lui est réservé dans la cité de Calvin n’est pas ouvert au public quand bien même il est situé en plein centre-ville au premier numéro du quai des Bergues, dans un ancien bâtiment datant de 1908. Grâce à sa récente rénovation s’y déploie une dynamique singulière résultant d’un équilibre étudié entre une circulation aérée et un sol jaune éclatant. Plus de deux cents places de travail sont réparties sur une surface de trois mille six cents mètres carrés, dont deux tiers occupés par des bureaux ornés d’œuvres pour la plupart XXL faisant naître des dialogues aussi puissants visuellement que conceptuellement. Entre le rez-de-chaussée dédié à la sculpture et à la récupération – avec des pièces de Wade Guyton, Richard Artschwager ou Isa Genzken – et le dernier étage conquis par la peinture figurative, les salles de réunion du premier sont toutes baptisées par le nom d’un ou d’une artiste de la collection – Cindy Sherman, John Baldessari, Günther Förg ou Rosemarie Trockel – et chacune d’elles renferme des accrochages emblématiques des pratiques de l’art contemporain.
NEW YORK
L’histoire de cette collection commence à New York. Suzanne, artiste-designer-bijoutière et Eric, banquier privé, co-fondateur en 1996 de la Banque SYZ, sont alors un jeune couple quand ils décident de s’intéresser de plus près à la production artistique de leur temps. Même si la logique de la collection fait partie de la famille, l’art contemporain n’est pas un domaine préalablement connu par leurs proches et il s’avère peu évident à défricher. En effet, à l’époque, il n’est pas facile de trouver des lieux d’exposition ou d’acquérir une reconnaissance en tant qu’artiste et de susciter un intérêt auprès du plus grand nombre, les musées comme les collectionneurs préférant se concentrer sur l’art moderne, plus rassurant, car déjà mis à l’épreuve de l’histoire récente. Pourtant, quand bien même l’art contemporain ne s’impose pas comme une évidence dans ces années-là, le contexte vibrant du Manhattan de l’époque facilite les rencontres : les deux jeunes Suisses entrent ainsi dans le cercle d’Andy Warhol – dont ils possèdent aujourd’hui un triptyque représentant Suzanne Syz et leur fils alors âgé d’une année –, et se lient avec JeanMichel Basquiat, Julian Schnabel, Francesco Clemente, Bruno Bischofberger et Jeff Koons.
LA JEUNE GÉNÉRATION
À l’exception d’Elaine Sturtevant et de John M. Armleder, on vérifie que les œuvres des stars de la collection Syz ont toujours été achetées lorsque leurs auteurs démarraient leur carrière et que leurs noms n’avaient pas encore ou à peine gagné leurs lettres de noblesse. Ces artistes étaient avant tout des amis avec lesquels les Syz partageaient des moments qui dépassaient largement le cercle de l’art – Basquiat leur laissa par exemple le dessin du sourire éclatant de Suzanne esquissé un soir sur la serviette en tissu d’un restaurant (Your teeth, 1982). Dès le départ, l’idée, qui prévaut encore aujourd’hui, consiste donc à acheter de jeunes artistes parce que « leurs œuvres sont les reflets de notre temps », explique Eric Syz.
Également amateur de mobilier design et de dessins de maîtres italiens des XVe et XVIe siècles, le couple concentre petit à petit ses choix sur l’art actuel. Car, si un artiste ne devient pas un artiste en un jour, il en va de même pour un collectionneur. Ne se compose pas un ensemble cohérent d’une époque ou sur un thème sans réflexion, expérience, conseils et prospection. L’éclectisme du début laisse ainsi progressivement place à une vision plus ciblée. À la fin des années quatre-vingts, une centaine de pièces est vendue pour relancer l’orientation de la collection. Se passer d’œuvres n’est désormais plus envisageable : elles font partie intégrante de la vie des Syz. Mais dès lors, il s’agit d’observer la société par le prisme de l’art. De confronter le présent par la création contemporaine. De donner de la valeur à l’actualité. Acheter les œuvres au moment où elles sont créées et, partant, soutenir la nouvelle génération permet d’éviter l’écueil des collections qui dressent la liste des grands noms déjà confirmés ou d’envisager la collection comme seule source spéculative. « L’art contemporain vous dit beaucoup de l’état du monde et où il va », précise Eric Syz. « C’est à la fois un miroir de la société actuelle et le début du futur ». Ceux qui ne sont plus à présenter – comme Olivier Mosset, Roman Signer, Carsten Höller, Cindy Sherman, Wolfgang Tillmans, Louise Lawler, Fischli & Weiss ou Paul McCarthy – se partagent ainsi les murs avec des jeunes artistes suisses et internationaux à l’instar de Valentin Carron, Tobias Madison, Alex Israël. Le Genevois Yoan Mudry, Mathieu Malouf, Seth Price seront-ils les Andy Warhol de demain ? En pariant sur de jeunes artistes, les collectionneurs prennent constamment un risque et misent sur un avenir en construction. Le risque se veut assumé, stimulant, confiant et affirme une position d’ouverture. Au sein d’une banque qui investit, l’art contemporain a la qualité, à sa manière, de rendre tangible les paris sur le futur. La collection fait donc sens pour les clients comme pour les employés qui évoluent au sein de la structure bancaire. L’une des premières pièces achetées était un Basquiat, la dernière œuvre acquise est celle de l’artiste d’origine coréenne Heji Shin. L’histoire de l’art confirme ses positions avec le temps. Que restera-t-il de tous ces noms ? C’est là le débat fascinant de ce que nous sommes amenés à vivre. Place à la confiance.
HEJI SHIN, née à la fin des années soixante-dix, est une photographe d’origine coréenne élevée en Allemagne et travaillant à New York. Cette photographie géante du visage du rappeur Kanye West s’intègre dans la collection Syz pour plusieurs raisons. Kanye West est le symbole d’une génération de personnages publics dont l’influence s’est développée à travers l’essor des réseaux sociaux. Son épouse est Kim Kardashian, star de la téléréalité. Kanye West est d’origine afro-américaine mais s’est illustré dans des discours controversés en faveur du Président Trump qui ont surpris bon nombre de ses fans. Pour Heji Shin, l’ambiguïté du personnage est symptomatique de l’émergence de différents discours polarisés au sein d’une Amérique désormais traversée par des orientations politiquement correctes. Ces différentes positions contemporaines sont au cœur du développement de la collection Syz. Heji Shin, par ailleurs, s’intègre également dans un ensemble de portraits photographiques comme ceux de Juergen Teller, Linder, Cindy Sherman ou Thomas Ruff. Enfin, elle fait partie d’un groupe d’artistes qui sont déjà dans la collection comme Matthieu Malouf, son époux, et les frères Ceccaldi (Nicolas et Julien) avec qui elle collabore.
Nicolas Trembley, curateur de la collection Syz
Karine Tissot