Léonard nous fascine parce qu’il nous échappe. Ce génie-orchestre, cet ingénieur artiste a peint des anges ailés, mais conçu l’homme-oiseau. Une telle universalité nous paraît presque surhumaine, au point qu’un Paul Valéry faisait de Léonard l’homme du possible, l’homme de tous les possibles de l’humanité. Dans un seul domaine, il ne s’est pas illustré : la poésie. Et là, c’est son grand rival Michel-Ange qui, pourrait-on dire, le supplée.
Si Léonard nous paraît insaisissable, c’est aussi qu’il est rare : combien de peintures peut-on lui attribuer à coup sûr ? Et que d’œuvres disparues, d’œuvres inachevées ! Voilà que par-dessus le marché, l’authenticité du dessin qui nous aurait le mieux permis de connaître ses traits, l’Autoportrait de Turin, n’est plus certaine. Le visage du sphinx recule dans l’ombre.
Et n’a-t-il pas lui-même brouillé les pistes ? Pourquoi, lorsqu’il écrit, recourt-il à l’écriture spéculaire ? Voulait-il se voir, ou se faire voir « comme dans un miroir, en énigme », selon les mots fameux du Nouveau Testament ? Et ses créations picturales ne dissimulent-elles pas des secrets intimes, comme le pensait Freud devant La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne ? Quant au trop célèbre sourire de la Joconde ! On fait valoir que c’est le premier sourire de la peinture occidentale. Sans doute, mais ce n’est pas le premier sourire de l’art occidental : les anges de la cathédrale de Reims nous sourient. Mieux vaudrait dire que Léonard propose le premier demi-sourire du portrait européen, qui nous hypnotise précisément parce qu’il est vague, esquissé, indéchiffrable.
En fait, la peinture de Léonard tout entière est un demi-sourire énigmatique. Face à celle de Michel-Ange, et même sans cette confrontation, nous éprouvons qu’elle n’est pas affirmative mais allusive, suggestive, et que son élégance, sa grâce, sa perfection mêmes participent d’une secrète et subtile dérobade ; la technique picturale la plus raffinée y est mise au service de l’impalpable et de l’ambigu. Les ombres de Léonard ont des couleurs, ou pour mieux dire, toutes ses couleurs sont des nuances de l’ombre. Les formes, par la vertu du fameux sfumato, ne sont pas découpées, mais délicatement surgies d’un fond dont elles ne se détachent jamais tout à fait. Toujours fluides, parfois vaporeuses, elles estompent le monde. Et la technique, insoupçonnable pour le spectateur, qui consiste à superposer des couches de peinture multiples, d’une finesse extrême (comme c’est le cas pour la Joconde), donne le sentiment que les surfaces montent des profondeurs ; qu’elles surgissent et sourdent d’un fond inconnu, palpitant ; qu’elles rendent sensible et tangible une secrète épaisseur de vie. Un peu comme des nymphéas qui recouvrent et cachent les eaux, mais qui n’en sont pas moins nourris, portés par elles.
Dans La Vierge aux rochers du Louvre, ce qu’on ne voit pas tout de suite, et qu’on n’est pas tout à fait sûr de voir, ce sont les ailes de l’archange Uriel, qui se confondent presque avec les rochers, au point de paraître en émaner. Le surnaturel se fond dans la nature, ou plutôt, la nature est translucide au surnaturel. Le tableau tout entier flotte dans une lumière ocre, venue de nulle part, sinon de ses profondeurs propres ; une lumière d’ombres, entre deux mondes, entre deux eaux diaphanes. L’énigme est belle, elle est heureuse. Elle demeure entière.
Étienne Barilier, écrivain