Formidable succès pour la première étape de Plateforme 10 à Lausanne : le nouveau Musée cantonal des Beaux-Arts – alias MCBA – est ouvert, abondamment visité et quasi unanimement encensé. Il n’est que la première pièce du nouveau quartier des arts lausannois. Présidente du Conseil de direction de Plateforme 10 et directrice du Mudac (Musée de design et d’arts appliqués contemporains), Chantal Prod’Hom retrace l’histoire d’un incroyable défi et dessine les contours de sa deuxième étape. Événement !
Presque cent ans après que le premier directeur du Musée des Beaux-Arts de Lausanne au Palais de Rumine se soit déjà plaint que le musée était trop petit, onze ans après qu’un premier projet au bord du lac ait fait naufrage en votation populaire, et dix ans après le lancement d’un nouveau projet à côté de la gare, le MCBA nouveau est ouvert. Un événement exceptionnel et rarissime à l’échelle de la Suisse romande.
Chantal
Prod’Hom: À l’échelle de la Suisse toute entière et même bien au-delà.
D’autant qu’il ne s’agit pas « que » d’un musée.
Non, et c’est bien cela qui est exceptionnel : il s’agit véritablement d’un nouveau quartier tout entier dédié à la culture. On peut même dire qu’un quartier des arts de ce type, il n’en existe pas d’autre en Europe. Certes, le MuseumsQuartier de Vienne nous a un peu servi de modèle, et nous avons beaucoup travaillé avec son muséographe et concepteur Dieter Bogner qui nous a apporté sa vision d’ensemble et sa maîtrise de la gestion des possibles liens fonctionnels, architecturaux et mutualisationnels. Mais à Vienne les institutions œuvrent chacune pour son compte avec des programmations étanches, tandis que nous voulons clairement faire des choses ensemble.
Ce qui est fou, c’est que ce quartier était là, en ville de Lausanne, mais inconnu et invisible de tous, ou presque.
C’était un peu notre Cité interdite… Un site industriel auquel seuls les employés CFF avaient accès et dont le reste de la population ne connaissait même pas l’existence. Or ce site est gigantesque : 25 000 m². Et tant que l’ancienne halle ferroviaire était encore debout, il était impossible d’en prendre la vraie mesure.
Ce projet est porteur d’une vision, d’un souffle et d’une ambition qui tranchent avec la modération et la prudence habituelles des Vaudois. Pour une fois, ils ont vu grand. Et pour une fois, après l’échec du projet au bord du lac, ils se sont montrés rapides, audacieux et tenaces.
Le Vaudois est un moteur diesel. Il a parfois un peu de peine à démarrer. Mais quand il est lancé, on ne l’arrête plus et il fait preuve d’une résistance inébranlable. Après le vote négatif serré (52% de non) contre le projet de Bellerive, nous avons voulu comprendre les causes de ce refus et chargé l’IDEAP de l’analyser. Le résultat a été très clair : oui, il y avait une vraie envie de nouveau musée, mais pas à cet endroit. Le bord du lac, c’est sacro-saint, on n’y touche pas. Pour ne pas laisser s’éteindre la flamme, le Conseil d’État s’est mis très vite à chercher d’autres sites possibles, y compris hors du chef-lieu puisqu’il s’agit d’un musée cantonal : Morges, Yverdon, Blonay ont été sur les rangs avec des propositions très intéressantes. C’est alors que les CFF – sans lien aucun avec l’affaire du MCBA – décident de quitter leur vaste triangle à côté de la gare. Une opportunité incroyable, un véritable alignement de planètes. Car c’est en découvrant l’ampleur du territoire que nous nous sommes mis à réfléchir autrement, en débordant du seul projet pour un nouveau musée des Beaux-Arts.
Et que vous vous êtes intéressés aux regroupements muséaux qui existent ailleurs : le MuseumsQuartier de Vienne, le Museumsinsel de Berlin, le titanesque projet de cité muséale à Moscou, sans oublier le plus ancien du genre : la collection de musées du Smithsonian Institute à Washington. Par rapport à eux, qu’est-ce qui fait la singularité lausannoise?
D’une part, il ne s’agit pas ici de musées déjà existants qui se regroupent, mais bien d’un quartier entièrement neuf, construit tout exprès : deux bâtiments pour abriter trois musées. Et d’autre part, c’est l’invention de tout un quartier. C’est ça le pari formidable et la réflexion que nous avons
pu mener : qu’est-ce qu’on fait des espaces vides ? Comment va-t-on faire vivre un nouveau morceau de ville ? Une telle superficie en pleine ville, c’est un cadeau, un nouveau lieu de vie, de partages et de rencontres.
TRIO MUSÉAL SUR LE QUAI N° 10
Ces trois musées en deux édifices qui vont être amenés à travailler ensemble, pouvezvous nous en dresser un portrait-express ?
C’est aussi une particularité du site : y seront réunies dès la fin 2021 (date prévue de l’inauguration du deuxième bâtiment qui est en train de sortir de terre) trois identités muséales fortes, trois histoires très différentes (le musée des BeauxArts existe depuis 1841, le Mudac, ex Musée des arts décoratifs depuis la fin des années soixante, et le Musée de l’Élysée depuis 1985) et trois pro-grammations bien spécifiques. À l’échelle tant régionale qu’internationale, le MCBA scrute et relaie la scène artistique moderne et contemporaine avec des retours occasionnels sur le passé mais ses collections antérieures au XVIIIe siècle sont quasi inexistantes ; le Musée de l’Élysée porte un regard pointu et très personnel sur l’histoire et le présent de la photographie ; et le Mudac propose une approche transdisciplinaire du design qui intègre l’art contemporain dans ses thématiques et apporte une réflexion sociétale.
Pourquoi ce nom de Plateforme 10 ?
Parce que la gare de Lausanne compte neuf quais et que ce site en est un peu le dixième : le quai des arts. La spectaculaire plaque tournante des locomotives qui a été conservée à l’entrée de la rue rappelle de manière indélébile la première vie ferroviaire du lieu. Le bleu Plateforme 10, ou P 10 comme on l’abrège déjà, est un mélange du bleu CFF avec une touche du bleu Yves Klein, YKB. Quant à la plateforme, elle renvoie à l’idée d’ouverture, de collaboration et d’échanges que les trois musées entendent pratiquer.
Peut-on mettre cette idée en parallèle avec ce qui se passe dans les différentes disciplines artistiques elles-mêmes : les frontières tombent entre les genres, elle deviennent poreuses, les formes d’expression se font fluides, s’interpénètrent et se fécondent les unes les autres ?
C’est tout à fait ça, en tous cas pour ce qui concerne la scène contemporaine. Si on parle collections, c’est autre chose : il y a des constitutions de collections qu’il faut évidemment respecter et qui sont nées à d’autres époques où les domaines étaient plus cloisonnés et plus hiérarchisés. Ce qui va nous permettre de bien fonctionner ensemble, c’est que nos disciplines, même bien distinctes, sont proches les unes des autres.
On dit les Vaudois plus attachés à la musique qu’aux arts visuels. Ils ont plus d’oreille que de regard. Est-ce que les choses sont en train de changer ?
Je pense, oui. Et le fait que nous soyons trois musées permet de cibler et de réunir des publics assez différents : la photo, tout le monde la pratique peu ou prou et s’y intéresse ; le Mudac est celui des trois qui attire le public le plus jeune (il n’y a que deux musées du genre en Suisse, et nous sommes le seul de Suisse romande), d’autant qu’il ne travaille pas qu’avec la vision, mais aussi le son, l’odorat et le toucher ; et le MCBA a subi une métamorphose quasi copernicienne ! Clairement l’offre muséale lausannoise a changé de ligue.
Si j’ai bien compris, les trois musées ont déjà commencé de travailler ensemble ?
Beaucoup, et depuis plus deux ans. D’autant que tous les trois à quatre ans, nous proposerons une grande exposition thématique commune que chacun traitera à sa manière et à travers son prisme.
Reste un bâtiment qui n’est pas directement sur le site mais qui le jouxte et dont on dit que les CFF vont se défaire aussi.
C’est vrai, le poste directeur des CFF va être détruit, le patrimoine n’a pas jugé bon de le conserver. Les CFF vont en conserver la partie souterraine vouée à des équipements techniques, tandis qu’un nouveau concours d’architecture sera lancé l’an prochain pour reconstruire par-dessus. Le programme est en train de s’élaborer : on parle d’y mettre un bureau général pour P 10, un espace pour l’architecture et des ateliers d’artistes.
Y aura-t-il, à terme, un super directeur de Plateforme 10 ?
Bien sûr. Un poste de directeur général du Conseil de direction de Plateforme 10 va être mis au concours prochainement, pour entrée en fonctions début 2021. Les trois musées seront alors réunis dans une seule et même fondation. Mais l’autonomie de chacun y sera totalement préservée.
DES ARCHITECTURES FORTES AU SERVICE DES ŒUVRES
Parlez-nous de l’architecture de ces musées, résultats de deux concours internationaux où l’on croisait des stars internationales, tels Jean Nouvel, Sanaa, Kengo Kuma ou Bernard Tschumi.
Première construction majeure achevée de P10, le MCBA est l’œuvre du bureau d’architectes barcelonais Barozzi & Veiga. J’avoue avoir eu un peu de peine au début avec cet immense monolithe en petites briques en camaïeux de gris. Il m’effrayait un peu. Et je n’étais pas la seule dans ce cas. Mais il m’a convaincue peu à peu et je l’aime vraiment beaucoup : sous sa rigueur et son austérité, il est pétri d’intelligence et de finesse dans la conception comme dans la construction. Par exemple ces lames qui scandent sa façade nord : elles jouent magnifiquement avec la lumière tout au long de la journée. Grâce à elles, il n’y a jamais de lumière directe sur les œuvres. Ce qui est un point essentiel pour un musée. Et dans tout le bâtiment où le choix des matériaux est très juste et bien pensé, l’éclairage est parfaitement maîtrisé, jouant avec la lumière du nord – la meilleure pour les œuvres – et n’offrant que deux grandes ouvertures magnifiques, l’une vers le nord : la ville, et l’autre vers le sud : les trains au premier plan et plus loin le lac et les montagnes. Le musée dresse un mur de protection entre la gare et le quartier. Et par rapport aux polémiques qui accusaient les architectes d’avoir détruit l’ancienne halle ferroviaire que certains auraient voulu conserver, on voit maintenant qu’ils lui rendent le plus bel hommage qui soit, puisqu’ils ont fait de l’ancien couloir d’entrée, unique élément conservé de la halle, le vaste espace d’accueil du musée, inondé de lumière par sa verrière d’origine et magnifié par l’arbre en bronze de Giuseppe Penone (15 mètres de haut) que la galeriste Alice Pauli a offert au musée et qui en est un peu devenu le totem.
L’architecture du deuxième Musée Mudac/Élysée est très sculpturale. Comment la voyez-vous ?
Signée par les frères portugais Aires Mateus, elle est extrêmement accueillante. Ce qui est essentiel : depuis l’entrée côté gare, il y a plus de deux cents mètres à parcourir. Il fallait vraiment un bâtiment qui nous dise : venez jusqu’ici, venez voir. Je trouve très intéressant qu’il y ait eu deux concours remportés par deux bureaux différents. Tous deux avec des gestes architecturaux forts, mais mis complètement au service des œuvres, et non à la signature des architectes. L’Élysée / Mudac se présentera comme un cube de béton clair traversé par une immense baie vitrée en zig-zag, une faille qui lui dessinera une sorte de sourire. Le bâtiment luimême sera beaucoup moins haut que le MCBA. Raison pour laquelle il n’a soulevé aucune opposition, alors que le chantier du MCBA a pris deux ans et demi de retard (il aurait dû ouvrir en 2017) en raison des oppositions. Et pourtant, il offrira une surface encore plus grande que le MCBA. Mais personne ne s’en rendra compte, étant don né que deux de ses quatre étages – notamment dédiés au stockage – sont souterrains.
C’est assez vertigineux de voir que la partie haute du cube ne repose que sur trois points.
Le Mudac sera pratiquement en lévitation… Mais ces trois points, on ne les verra pas vraiment, parce que le plafond de la zone d’accueil commune aux deux musées sera paysagé par tout un jeu de reliefs et d’arêtes. Là aussi, la question de la lumière a été résolue avec beaucoup d’intelligence. Depuis l’accueil, on descendra d’un étage pour aller à l’Élysée. Grâce à la cour intérieure à laquelle il donnera accès et à deux puits de lumière, le musée de la photo bénéficiera d’une belle lumière naturelle, mais très contrôlée pour ne pas nuire aux images. Quant au Mudac, au plateau supérieur, il aura une lumière zénithale idéale pour mettre en valeur notre collection d’art verrier moderne et contemporain. Quant à la partie service : bureaux, ateliers, salle de consultation… elle sera adossée au mur du fond du site et couverte d’un vaste toit végétalisé.
UN NOUVEAU LIEU DE VIE
Pouvez-vous nous proposer une petite visite guidée virtuelle du site de Plateforme 10.
La parcelle étant très en longueur, on y parcourt une rue avec des grandes places qui permettront d’organiser des performances ou des concerts : une enfilade de quatorze arcades dans le mur de soutènement propose boutiques, métiers d’art et café. Disséminés ça et là de vastes bancs circulaires confiés sur concours aux excellents designers bâlois INCHfurniture, des lampadaires, des poubelles et une signalétique tous bien « designés » rendent le site accueillant : un très bon restaurant avec terrasse s’ouvrira dans la continuation des arcades, de même qu’une voie de mobilité douce et un parcours botanique didactique aménagé par les Musée et Jardins botaniques cantonaux. Ce sera un vrai lieu de vie, accessible et accueillant aussi
en dehors des jours et heures de fermeture des musées. La proximité de la gare en est aussi l’un des atouts majeurs. Quand le quai 1 de la gare aura été prolongé pour recevoir des trains plus longs, la nouvelle marquise arrivera au niveau de l’entrée du MCBA. En sortant du train sur le quai 1, on sera sur le site !
La galerie Fabienne Levy s’est ouverte récemment à l’avenue Ruchonnet, juste au-dessus de la gare. Il y a peu encore, personne n’aurait eu l’idée d’implanter une galerie ici. Un futur quartier des Bains à Lausanne ?
Oui, c’est formidable. Une certaine gentrification va s’opérer dans le quartier, c’est sûr. Ce sera intéressant d’observer la suite. La galerie Fabienne Levy a de beaux espaces et un programme très intéressant. C’est de bonne augure. Espérons que d’autres suivront le mouvement !
« CARTOGRAPHIE DES DONS »
C’est une belle idée que le nouveau MCBA a eue de ne pas s’offrir un artiste vedette pour son ouverture, mais de proposer une exposition qui rend hommage à ses donateurs. Ceuxci se sont d’ailleurs montrés particulièrement généreux depuis que le chantier a été ouvert.
Le nombre et la qualité des dons qui sont arrivés ces cinq dernières années est tout simplement impressionnant, comprenant des ensembles d’œuvres somptueux de la part d’Alice Pauli, d’Alain et Suzanne Dubois, d’artistes et de bien d’autres collectionneurs privés. Jusqu’en janvier, l’exposition occupe tout l’espace du musée et est ouvert à tous gratuitement, l’idée étant que l’aile droite dédiée à la collection reste toujours gratuite, tandis que l’aile gauche consacrée aux expositions temporaires sera payante. Ce premier accrochage met en résonance et en écho près de quatre cents œuvres tirées de ses fonds par affinités thématiques ou formelles, loin de toute chronologie ou école stylistique. Avec une profonde connaissance de ses collections et une intelligence subtile, le directeur du MCBA Bernard Fibicher y crée des liens et des associations toujours intéressants. Il a manifestement concocté ce menu avec un plaisir gourmand, et il sait nous le communiquer !
Françoise Jaunin