HANS HARTUNG GESTATION D’UN GESTE

HANS HARTUNG GESTATION D’UN GESTE
Dans un Musée d’Art Moderne de Paris rénové, une rétrospective rend justice à l’œuvre tardive de ce peintre pluriel, qui bouscule nos perceptions et nos conceptions. D’où nous vient cette conception saugrenue selon laquelle une idée ne saurait être exprimée que par les mots ? Voilà bien notre logocentrisme ! Régis Debray le déplorait dans son inépuisable Vie et mort de l’image, fustigeant ces peintres qui cherchent un « langage chromatique », et qui, peignant pourtant, ne désirent que parler. Cioran, dans sa Tentation d’exister, raille notre propension à attribuer aux mots « les premiers sursauts de la matière » (Jean l’apôtre dans le collimateur), à « ramener la cosmogonie au discours ». Car il est vrai que notre esprit, matérialisé par un cerveau (drôle d’organe dont les rides garantissent étonnamment la verdeur), conçoit parfois sous forme graphique – et que les mots courent derrière, à bout de souffle. L’architecte néerlandais Rem Koolhaas, dans son New York Délire, avec ses schémas convulsifs, en est un bel ambassadeur ; mais l’occasion nous est donnée, ces temps-ci, d’en redécouvrir un autre. Un Allemand, né en 1904, marié une première fois à une artiste norvégienne en 1929, puis divorcé, avant de l’épouser à nouveau en 1957 après un mariage intermédiaire ; un Allemand ayant combattu les nazis dans la légion étrangère française ; un artiste pluriel, un certain Hans Hartung. Il s’agit de sa première véritable rétrospective en France qui tienne compte de ses ultimes années, peut-être les plus expérimentales, avant sa mort...

Dans un Musée d’Art Moderne de Paris rénové, une rétrospective rend justice à l’œuvre tardive de ce peintre pluriel, qui bouscule nos perceptions et nos conceptions.

D’où nous vient cette conception saugrenue selon laquelle une idée ne saurait être exprimée que par les mots ? Voilà bien notre logocentrisme ! Régis Debray le déplorait dans son inépuisable Vie et mort de l’image, fustigeant ces peintres qui cherchent un « langage chromatique », et qui, peignant pourtant, ne désirent que parler. Cioran, dans sa Tentation d’exister, raille notre propension à attribuer aux mots « les premiers sursauts de la matière » (Jean l’apôtre dans le collimateur), à « ramener la cosmogonie au discours ». Car il est vrai que notre esprit, matérialisé par un cerveau (drôle d’organe dont les rides garantissent étonnamment la verdeur), conçoit parfois sous forme graphique – et que les mots courent derrière, à bout de souffle. L’architecte néerlandais Rem Koolhaas, dans son New York Délire, avec ses schémas convulsifs, en est un bel ambassadeur ; mais l’occasion nous est donnée, ces temps-ci, d’en redécouvrir un autre. Un Allemand, né en 1904, marié une première fois à une artiste norvégienne en 1929, puis divorcé, avant de l’épouser à nouveau en 1957 après un mariage intermédiaire ; un Allemand ayant combattu les nazis dans la légion étrangère française ; un artiste pluriel, un certain Hans Hartung. Il s’agit de sa première véritable rétrospective en France qui tienne compte de ses ultimes années, peut-être les plus expérimentales, avant sa mort concomitante à la chute du mur de Berlin.

L’exposition au Musée d’Art Moderne (récemment rénové par l’agence h2o Architectes et le studio GGSV de Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard, fraîchement revenus de la villa Médicis) montre toutes les facettes d’un homme qui voulut expérimenter toutes celles de la notion d’image, en revenant peut-être à sa source même. Qu’est-ce qu’une image en effet sinon la tentative de retenir une ombre sur un mur ? C’est du moins la légende racontée par Pline l’ancien, celle de la fille d’un potier corinthien qui voulut dessiner l’ombre d’un amant qui s’en allait. La volonté de fixer, de figer, de retenir est au cœur de la notion d’image. Il y a là une idée intrinsèquement temporelle : contrer l’écoulement du temps par l’établissement d’une fixité, d’un monument. Mais on peut aussi vouloir figer ce qui bouge pour le voir mieux (ambition spatiale), ou condenser dans l’ambre d’une forme ce qui se meut au-dedans de nous, afin de le partager. Écoutons l’artiste : « il s’agit d’un état émotionnel qui me pousse à tracer, à créer certaines formes, afin d’essayer de transmettre et de provoquer une émotion semblable. » La tentative est noble, d’autant plus que personne ne pourra jamais établir avec certitude qu’un « état émotionnel » a été transmis d’une personne à une autre sans déperdition, en l’absence de catalogue Pantone correspondant. Mais au fond, qu’importe ? L’expression n’est-elle pas plus importante que la réception ? N’avons-nous pas là l’occasion d’observer « la fabrique du geste », selon le beau titre choisi pour cette exposition ?

Mais au fond, qu’importe ? L’expression n’est-elle pas plus importante que la réception ? N’avons-nous pas là l’occasion d’observer « la fabrique du geste », selon le beau titre choisi pour cette exposition ?

Le chroniqueur ne sait par quel bout attraper un tel artiste. Passionné par l’art abstrait, l’expressionnisme allemand, pratiquant la photographie, aimant l’architecture, Hartung se laisse appréhender strate après strate, en commençant peut-être – démarche classique oblige – par la plus évidente. Parler d’une œuvre abstraite pose évidemment bien des difficultés ; l’amateur en est souvent réduit à cataloguer ce qu’évoquent, pour lui, les formes proposées. Difficile d’y voir clair dans celles-ci, œuvres d’un artiste qui récuse tout symbolisme. Mais impossible de n’y pas voir une nostalgie de l’espace, de la matérialité, traduite par une aspiration au réel : voyons seulement l’œuvre T1962-U8. L’impression de grattage, peut-être rendue par l’aérosol, le spray, ou le pistolet à air comprimé de carrossier – Hartung a expérimenté plusieurs techniques de pulvérisation – évoque immanquablement un écheveau de poils de chat. Mais il y a là plus que ce simple artefact, que rencontre bien souvent l’heureux maître d’un félin. L’œil peut jouer avec sa propre illusion, naviguer entre l’œuvre réelle et son mirage. L’art naît de ce dialogue.

Hartung n’a pourtant pas toujours refusé le figuratif. Témoin son D’après le 3 mai de Goya II, où il simplifie à l’extrême un tableau célèbre, ramené ici à ses traits les plus saillants. Ce minimalisme frappe : on croit voir à l’œuvre le travail du cerveau, du souvenir – les formes sont polies par l’effacement des angles, comme l’organe d’une espèce se simplifie à travers les générations, éliminant le superflu. Hartung joue aussi des liens entre les mots et les images. Une suite de photographies de galets, en gros plan, est pourvue de
titres (Brancusi, etc.) qui projettent sur l’image nue un habit différent. L’œil est tiraillé entre ce qu’il sait et ce qu’il sent, comme dans les peintures de Nicolas de Staël, dont le titre fournit une clé d’accès qui permet d’entrer dans la mosaïque. Du décalage naît parfois carrément le gag.

Si l’on croit voir dans son art abstrait une nostalgie du figuratif, voire une nostalgie du matériel, c’est qu’Hartung aimait aussi à coller sur ses tableaux de réelles matières, comme ici ou là, une corde en chanvre. Le spectateur en est encore tout imprégné quand il aborde l’œuvre suivante ; il veut trouver le matériau, cherche la troisième dimension. Pour autant, la déambulation dans cette exposition laisse l’œil erratique, en disponibilité ; comme, dans une parfumerie, on fait respirer au nez de passage une essence de café, histoire de rapporter le sens à ses valeurs par défaut. Pour épargner à la conscience l’ivresse de l’addition des plaisirs qui mène à tout confondre. Ce qu’à Dieu – ni à Hartung – ne plaise.

Clément Bénech

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