DEGAS NI ANGE NI BÊTE

DEGAS NI ANGE NI BÊTE
Pour Degas, l’Opéra, c’est la scène – et surtout l’arrière-scène – de la vie. C’est un monde total, où le beau fleurit sur le sordide. Avant 1873, lorsque la salle de la rue Le Peletier n’avait pas encore brûlé, Degas la fréquentait assidûment, par amour de la scène, mais aussi et surtout par amour des coulisses. Quant au palais Garnier, il a commencé par le bouder, mais la bouderie n’a pas duré longtemps. Et pourquoi ? Tout simplement parce que le peintre avait besoin d’un monde où, comme nulle part ailleurs, s’incarnent les extrêmes de la condition humaine : les coulisses ne sontelles pas à la scène ce que le trivial est au merveilleux, la fatigue au sourire et le labeur à la magie ? Pour vivre et pour créer, il faut connaître la pesanteur, la laideur, la banalité du monde. Mieux que cela : il faut prendre appui sur elles, comme la danseuse sur le sol, si l’on prétend s’élever, ou simplement marcher. Huysmans, reprenant une formule que Baudelaire appliquait à Constantin Guys, a qualifié Degas de « peintre de la vie moderne ». Cela ne signifie pas : le peintre à la mode, qui demain sera démodé. Cela signifie le peintre qui assume dans son art le monde tout entier, du sordide au sublime. L’opéra, et la danse à l’opéra ? Un concentré d’humanité, glorieuse et humiliée. Aujourd’hui c’est à peine moins vrai qu’hier, même si la condition des danseuses, bien sûr, s’est améliorée. Mais ce qui reste...

Pour Degas, l’Opéra, c’est la scène – et surtout l’arrière-scène – de la vie. C’est un monde total, où le beau fleurit sur le sordide.

Avant 1873, lorsque la salle de la rue Le Peletier n’avait pas encore brûlé, Degas la fréquentait assidûment, par amour de la scène, mais aussi et surtout par amour des coulisses. Quant au palais Garnier, il a commencé par le bouder, mais la bouderie n’a pas duré longtemps. Et pourquoi ? Tout simplement parce que le peintre avait besoin d’un monde où, comme nulle part ailleurs, s’incarnent les extrêmes de la condition humaine : les coulisses ne sontelles pas à la scène ce que le trivial est au merveilleux, la fatigue au sourire et le labeur à la magie ? Pour vivre et pour créer, il faut connaître la pesanteur, la laideur, la banalité du monde. Mieux que cela : il faut prendre appui sur elles, comme la danseuse sur le sol, si l’on prétend s’élever, ou simplement marcher.

Le Rideau, vers 1881, pastel The National Gallery of Art, Washington, DC Photo © Washington, DC, The National Gallery of Art – NGA IMAGES

Huysmans, reprenant une formule que Baudelaire appliquait à Constantin Guys, a qualifié Degas de « peintre de la vie moderne ». Cela ne signifie pas : le peintre à la mode, qui demain sera démodé. Cela signifie le peintre qui assume dans son art le monde tout entier, du sordide au sublime. L’opéra, et la danse à l’opéra ? Un concentré d’humanité, glorieuse et humiliée. Aujourd’hui c’est à peine moins vrai qu’hier, même si la condition des danseuses, bien sûr, s’est améliorée. Mais ce qui reste et restera toujours, c’est l’envers du décor : la rudesse du travail, les pieds blessés, l’effort exténuant de nier la pesanteur, et l’effort plus grand encore de cacher son effort, de tisser par ses gestes un rêve sans couture.

Les petites Cardinal parlant à leurs admirateurs, vers 1876/1877 Musée d’Orsay, Paris Conservé au musée du Louvre  Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Adrien Didierjean

Degas à l’Opéra ! Si l’on veut mesurer à quel point sa vision fut neuve et radicale, que l’on compare ses danseuses prises et surprises dans leurs répétitions laborieuses, leurs pauses précaires, leurs bâillements de chats ennuyés, que l’on compare ces travailleuses hébétées, ces papillons froissés à Tamara Karsavina telle que la peignit JacquesÉmile Blanche : papillon déployé, en gloire mais rien qu’en gloire, éternellement sur les pointes, à décrocher pour nous l’idéal.

C’est le même Jacques-Émile Blanche qui accusa Degas d’avoir, par misogynie, réduit ses danseuses à leur animalité. Rien n’est plus injuste, ni plus inexact : Degas n’a pas réduit les femmes à l’animalité ; il les a montrées ainsi réduites, triste cheptel sous le regard prédateur des riches habitués de l’Opéra. Voici Le Ballet ou l’Étoile : vue de la galerie, une danseuse dans son triomphe, tutu blanc, chair immaculée, prend son envol vers le spectateur. Mais derrière elle, émergeant des coulisses, un homme tout de noir vêtu, et qui attend. Cette œuvre pourrait s’intituler La jeune fille et la mort. Dans un autre pastel, les hommes noirs sont trois, l’œil sur les jambes des danseuses à demi-cachées par le rideau qui tombe (et qui donne son titre à l’œuvre). Une gravure intitulée simplement Danseuses dans les coulisses montre ces jeunes filles noyées dans une noirceur menaçante, comme recouvertes par une ombre énorme où l’on imagine leurs « protecteurs » et la fumée de leurs cigares. Cette présence mâle, qui n’est ici que symbolique, est écrasante dans la série des monotypes intitulée Les petites Cardinal, et dont la douloureuse et véridique violence anticipe sur l’œuvre d’un Pascin.

Petite danseuse de 14 ans entre 1921 et 1931, modèle entre 1865 et 1881 Statue en bronze avec patine aux diverses colorations, tutu en tulle, ruban de satin rose dans les cheveux, socle en bois, 98 x 35,2 x 24,5 cm Musée d’Orsay, Paris Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / René-Gabriel Ojeda

La vérité, Degas l’a voulue bien au-delà de ce que son temps supportait, et dans son œuvre la plus fameuse, la statue de cire intitulée Petite danseuse de quatorze ans, il l’a cherchée et trouvée d’une manière qui reste bouleversante aujourd’hui. On sait que la petite danseuse en question (elle s’appelait Marie van Goethem) est vêtue d’un vrai tutu de mousseline, et qu’un véritable ruban de satin rose noue ses cheveux, eux aussi réels et non figurés. Degas a voulu la présenter dans une cage vitrée, telle un papillon piqué. De surcroît, l’expression de son visage n’a rien du sourire intransitif de la danseuse en représentation. Les spectateurs ont été rebutés par ce qu’ils appelaient sa laideur et son vice. Un critique alla jusqu’à écrire : « Votre rat d’opéra tient du singe, de l’Aztèque et de l’avorton. »

Danseuses dans les coulisses, 1879-1880 Eau-forte, aquatinte et pointe sèche sur papier vélin, 19,9 x 10,3 cm The National Gallery of Art, Washington, DC © Image Courtesy National Gallery of Art, Washington DC

De l’Aztèque ? Soudain nous heurte le souvenir d’une autre fille du même âge que Marie, également présentée dans une cage vitrée, avec de vrais cheveux et de vrais vêtements : Juanita, cette jeune Indienne sacrifiée voilà cinq cents ans, qu’on retrouva congelée au sommet d’une montagne, et qui désormais nous observe de ses yeux vides, au musée d’Arequipa. Bien sûr, Juanita n’est pas une œuvre d’art, c’est un être de chair, qu’on ne regarde pas sans une sorte d’effroi sacré : comme peut-on mettre en vitrine une personne ? Avec sa Petite danseuse, Degas n’est pas allé jusque-là. Mais presque. Et c’est cela sans doute, plus que le vice prétendu de la jeune Marie, qui a créé le scandale. D’ailleurs sa pose est bien celle d’une danseuse, et son visage surprenant (mais beaucoup moins vicieux qu’énigmatique) n’efface pas la grâce de son corps. Le papillon n’est pas froissé, ses ailes sont entrouvertes. On craint cependant que la vie ne les arrache. Parce qu’on se souvient de sa beauté passée, un papillon sans ailes est plus pénible à voir qu’un ver de terre. Et de fait, Marie sombrera dans la prostitution.

Le critique Paul Lafond comparait Degas à… Blaise Pascal : « Il est pessimiste. De Pascal il a la concision, la profondeur, l’austérité, le désenchantement. » Oui, et de la petite danseuse, on a vraiment envie de dire qu’elle est pascalienne : on lui a fait jouer les anges, on l’a vendue comme une bête, mais elle n’est ni ange ni bête : saisissante d’humanité.

Étienne Barilier

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