COURBET COULEUR DU PEUPLE

COURBET COULEUR DU PEUPLE
Je me suis constamment occupé de la question sociale et des philosophies qui s’y rattachent, marchant dans ma voie parallèlement à mon camarade Proudhon », écrivait Courbet pendant la Commune. L’année suivante, alors qu’il était à peine sorti de prison, parut chez l’éditeur Lacroix, lui-même proche de Proudhon, et sous la plume d’un écrivain libertaire de Pontarlier (non loin d’Ornans), « Les Misères des gueux, ouvrage entièrement illustré par G. Courbet ». En réalité, les gravures sur bois de ce livre surprenant ne faisaient que reproduire une soixantaine de tableaux du peintre, et ce n’est pas lui qui les réalisa. Parmi ces tableaux figuraient des œuvres comme La Pauvresse de village, Le Mendiant ou Les Casseurs de pierres, mais aussi des portraits et des paysages. Qu’on ait ainsi placé toute son œuvre (convertie en noir et blanc, et quitte à en modifier certains titres) sous le signe de la compassion sociale, est un fait révélateur. Courbet ne s’est pas contenté d’être sensible aux « misères des gueux ». Sa création, comme l’a montré l’historien de l’art Meyer Schapiro, s’est inspirée de l’art populaire, ce dont témoigne le plus fameux de ses dessins, l’impressionnant fusain qui prépare Un Enterrement à Ornans. Cette sombre frise, par sa structure et sa mise en scène, ressemble étrangement à une gravure sur bois parue à Montbéliard (là encore, tout près d’Ornans), et que les paysans accrochaient au mur après y avoir inscrit le nom du défunt. De surcroît, les visages des personnages y sont simplifiés,...

Je me suis constamment occupé de la question sociale et des philosophies qui s’y rattachent, marchant dans ma voie parallèlement à mon camarade Proudhon », écrivait Courbet pendant la Commune. L’année suivante, alors qu’il était à peine sorti de prison, parut chez l’éditeur Lacroix, lui-même proche de Proudhon, et sous la plume d’un écrivain libertaire de Pontarlier (non loin d’Ornans), « Les Misères des gueux, ouvrage entièrement illustré par G. Courbet ». En réalité, les gravures sur bois de ce livre surprenant ne faisaient que reproduire une soixantaine de tableaux du peintre, et ce n’est pas lui qui les réalisa. Parmi ces tableaux figuraient des œuvres comme La Pauvresse de village, Le Mendiant ou Les Casseurs de pierres, mais aussi des portraits et des paysages. Qu’on ait ainsi placé toute son œuvre (convertie en noir et blanc, et quitte à en modifier certains titres) sous le signe de la compassion sociale, est un fait révélateur.

Jeune mère, vers 1848 Fusain, crayon au graphite et estompe sur papier, 290 x 230 mm Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon © Photo : Pierre Guenat

Courbet ne s’est pas contenté d’être sensible aux « misères des gueux ». Sa création, comme l’a montré l’historien de l’art Meyer Schapiro, s’est inspirée de l’art populaire, ce dont témoigne le plus fameux de ses dessins, l’impressionnant fusain qui prépare Un Enterrement à Ornans. Cette sombre frise, par sa structure et sa mise en scène, ressemble étrangement à une gravure sur bois parue à Montbéliard (là encore, tout près d’Ornans), et que les paysans accrochaient au mur après y avoir inscrit le nom du défunt. De surcroît, les visages des personnages y sont simplifiés, parfois réduits à des traits élémentaires, qui évoquent les dessins d’enfants – donc, par métaphore, un art populaire.

Mais la préoccupation des humbles et de la souffrance sociale, chez Courbet, ne se limite pas au traitement de certains thèmes, ni à des emprunts plus ou moins manifestes à l’art populaire. Elle se trahit aussi dans la tonalité picturale de ses œuvres et singulièrement dans son recours presque obsessionnel à la couleur noire. On sait que ce noir apparaît dans un très grand nombre de ses tableaux, et souvent en leur centre. C’est précisément le cas de La Pauvresse de village, exemple de misère noire, dans le sens propre et figuré de l’adjectif. Quant à ses dessins, le noir y est roi, presque par définition ; à défaut du noir pur, les gris ou les bruns sombres. Là encore, le fusain d’Un Enterrement à Ornans peut apparaître emblématique.

Bien sûr, la couleur noire, en tant que telle, ne suffit pas à exprimer la compassion sociale – et nombre de dessins de Courbet n’ont rien à voir avec ce thème. Pourtant, une chose frappe : chez les artistes d’une lignée réaliste qui trouve en Courbet son origine, et qui diront avec force, après lui, « les misères des gueux », puis la révolte du peuple, le noir profond joue un rôle fondamental. Ainsi l’on découvre une forte parenté d’atmosphère, mais également une parenté stylistique entre le fusain de l’Enterrement à Ornans (mais aussi celui de la Jeune mère) et certaines œuvres engagées d’un Alexandre Steinlen, comme Les Veuves de Courrières, ténébreuse lithographie représentant la procession funèbre des femmes qui pleurent leurs maris morts dans une catastrophe minière.

Un Enterrement à Ornans, vers 1848-1849 Fusain sur papier, 370 x 950 mm Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon © Photo : Pierre Guenat

Autre ressemblance, peut-être inattendue, mais qui témoigne d’une vraie filiation, entre le cortège mortuaire de Courbet et deux œuvres de l’extraordinaire artiste allemande que fut Käthe Kollwitz. Née en 1867, elle n’avait que dix ans à la mort du peintre d’Ornans, mais elle fut l’élève d’Emil Neide, dont nous savons qu’il lui révéla l’œuvre de Courbet. N’oublions pas, d’ailleurs, que ce dernier avait séjourné plusieurs mois en Allemagne où, très admiré, il fit des disciples, sans doute plus nombreux qu’en France. Käthe Kollwitz, incomparable artiste de la souffrance sociale, est une héritière indirecte mais authentique du maître français. Dans son Cimetière de Mars (dédié à la Révolution de 1848) ou son Mémorial à Karl Liebknecht, nous retrouvons la structure en frise de l’Enterrement à Ornans, ses personnages agglutinés, sa dominante noire, à la fois réaliste et métaphorique. Réaliste parce que le noir est la couleur du deuil et que les misérables ne se parent guère de teintes vives. Métaphorique, bien sûr : le noir arrête la vue, interdit l’espoir, aspire dans le malheur. À la fois barrière et gouffre. Mais la représentation de cette noirceur, et des humains qui la subissent, devient cri de révolte et d’espérance.

La connotation sociale et politique de la couleur noire, si constante, si puissante chez Käthe Kollwitz, et qui va marquer également, au vingtième siècle, l’œuvre engagée du Belge Frans Masereel, est rarement explicite chez Courbet. Néanmoins, l’on ne peut s’empêcher de penser que cette « manière noire », au sens non pas technique mais figuré de l’expression, trouve chez lui son origine. Même lorsqu’il peignait ou dessinait des œuvres qui n’avaient pas pour sujet la misère ou le deuil des humbles (Le Puits-Noir, si bien nommé, la caverneuse Source de la Loue, ou telle vague de la mer, noirâtre en son creux), n’évoquait-il pas métaphoriquement les sombres puissances qui vont accabler et soulever, dans les œuvres nées après lui mais peut-être grâce à lui, les foules opprimées ?

Parmi les dessins de Courbet, Le jeune casseur de pierres, préparation d’une toile aujourd’hui disparue, où s’exprimait la morne dureté du travail manuel, est dessiné à la pierre noire, à quoi s’ajoutent quelques traits de sanguine. Ces mots ne désignent qu’une technique. Mais ils nous suggèrent tout un drame humain.

Étienne Barilier, écrivain

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