Le MAMCO présente actuellement l’aspect graphique du travail d’Irma Blank et son rapport à l’écriture, stimulé par une même question : celle du langage, de la déconstruction du langage et de la construction d’un langage universel
Toutes les lettres ont d’abord été des signes et tous les signes ont d’abord été des images », pour reprendre les termes de Victor Hugo rédigés sur la route d’Aix-les-Bains un matin de septembre 1839. « La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans l’alphabet. La maçonnerie, l’astronomie, la philosophie, toutes les sciences ont là leur point de départ, imperceptible, mais réel ; et cela doit être. L’alphabet est une source ». Si, avec la naissance de l’alphabet, l’écriture et l’image se sont progressivement séparées, elles demeurent toutefois liées. Le texte continue à « faire image » par la typographie et la mise en page, et il entretient désormais de multiples liens de sens avec l’image comprise comme une illustration. Les écrits d’Irma Blank ont la particularité eux de faire image et de se passer d’illustrations. Lignes, hachures ou lettres ; blancs, noirs et papier ; dessin ou écriture ; abstraction ou transcription ; narration ou graphisme : tout dans son œuvre converge vers un langage universel. Rappelant peut-être que les premiers systèmes d’écriture étaient constitués de signes symboliques – de pictogrammes et d’idéogrammes – et que, de cette manière-là, ils dessinaient le monde. Des feuilles des années soixante-dix aux travaux développés dans les années deux mille par Irma Blank, ce n’est pas le monde mais une vie, la sienne, qui se raconte en signes, dans une écriture qui fait fi des frontières linguistiques, offrant un champ ouvert à diverses interprétations possibles.
Allemande arrivée en Sicile par amour dans les années cinquante , devenue mère de famille tout en enseignant la journée, elle consacre ses soirées – seul moment de liberté – à ce geste délicat et obstiné du trait qui remplit des pages. Elle qui s’est toujours passionnée pour la littérature assène qu’« il n’existe pas de mot juste » ni dans sa langue maternelle ni dans celle qu’elle doit pratiquer désormais. Quand la journée est terminée, que le dessin occupe la main et l’esprit, le trait ne se limite pas au seul champ visuel, il devient son, rythme, rompant le calme ambiant – un enregistrement en témoigne à l’entrée de l’exposition où on l’entend réaliser Eigenschriften (« auto-écriture », 19681973), par ailleurs présenté dans la même salle.
Face à l’épreuve de son déracinement, à cette confrontation à une culture qui n’est pas la sienne, le bruit du dessin l’accompagne comme une présence physique. Résultant du frottement du crayon ou de la plume sur le papier, s’élaborant librement, sans lien apparent à un quelconque alphabet intelligible. Cet aspect audible du médium la conduira des années plus tard à réaliser des performances sonores. Comme cette lecture en 1979 dans une librairie à Rome où elle lit le dessin avec un fredonnement. Le dessin écrit ou l’écriture dessinée par Irma Blank a ainsi la particularité d’être appréhendé sous une forme complète, dans le sens où il représente un cycle sensoriel sollicitant autant la vue, que l’ouïe et le toucher. Pour autant que l’on considère également la dimension tactile du travail qu’elle explore dans des carnets, densifiant ainsi l’exercice généralement inscrit sur une feuille en un objet-dessin, manipulable.
Si les hachures des premiers temps se lisent en paysages – avec un trait marqué, appuyé sur le support –, elles s’organisent progressivement en pages, en cadres, en installations, se structurant de manière toujours plus fine, plus légère, plus centrée sur la feuille. Déroulés à l’instar des chemins de fer épinglés dans des salles de rédaction, ses travaux proposent une mise en page de textes qui seraient imprimés. Pourtant manuscrits, ils se situent à l’opposé des brouillons, antichambres des textes publiés. Le signe, la lettre, le geste, la ligne se confondent au profit d’une forme textuelle questionnant la limite des mots pour créer un nouveau niveau de sens. Comme pour remettre les codes à zéro et libérer le texte de sa signification établie. Offrir enfin la possibilité de lire délibérément entre les lignes. Car, dans cette mise en forme, les blancs importent autant que les noirs. Loin de la scriptura continua très compacte des manuscrits grecs et latins, qui se pratiquait jusqu’au XIe siècle, Irma Blank écrit des « mots » et élabore des espaces – entre les phrases, les paragraphes ou dans les marges – qui ne comptent pas moins. De la même façon que se lirait une partition de musique, ses textes sont ponctués ainsi de respirations permettant une scansion et un contraste inspirant avec les pleins. Évoquant aussi la poésie moderne, où la place des blancs dans l’interprétation des textes est primordiale, car ces derniers prennent une résonance différente selon l’espace qu’ils occupent, laissant une place à la réflexion et à l’émotion. Un point cardinal, qu’elle maintient dans sa récente série Gehen, second life (dès 2017), quand bien même sa santé lui impose désormais de travailler de la main gauche alors qu’elle est droitière. C’est dire si l’expression des entre-deux instillée dans son travail est nécessaire. De fait, à passé quatrevingts ans, elle prolonge sa quête de purification du langage en utilisant comme outils le corps, les gestes et la respiration. Un œuvre minimaliste qui, à travers une exposition itinérante gagnera heureusement en visibilité ces prochains temps sur les murs de nombreux musées après Genève : de Valence à Bellinzone, en passant par Lisbonne, Bordeaux, Milan et Tel Aviv.
Karine Tissot