La grande foire bruxelloise ouvre ses portes fin janvier pour sa soixante-cinquième édition : elle rassemble cent trente-trois galeries, attire soixante six mille visiteurs et est plébiscitée par les collectionneurs. Parmi ses spécificités, le salon donne une place d’honneur aux galeries dédiées aux domaines réputés plus confidentiels.
Avec plus de cent trente galeries balayant toutes les « spécialités », selon le terme consacré par le marché de l’art – de l’archéologie au contemporain en passant par les arts premiers, le mobilier français du XVIIIe siècle, la peinture flamande et hollandaise du Siècle d’or mais aussi les pendules et cartels, les tapis anciens, les objets de cabinets de curiosités, les icônes ou l’orfèvrerie médiévale –, la BRAFA de Bruxelles, le plus grand salon d’art en Europe aux côtés de la TEFAF de Maastricht, pousse le collectionneur à l’infidélité. L’amateur de peinture moderne se surprend ainsi à papillonner dans des domaines auxquels il ne s’attend pas – et, s’il ne prend garde, celui qui était venu pour voir du Fautrier et du Hartung peut se retrouver avec une aiguière du XVIIe siècle sous le bras, et le passionné d’arts d’Afrique, toujours excellemment représentés à la BRAFA, avec une statue polychrome provenant de quelque couvent baroque de l’Autriche du temps des Habsbourg-Lorraine. Car dans l’éclectisme des allées de la foire bruxelloise, où rien n’est sectorisé et où Soulages peut tutoyer un Bouddha du Gandhara, les stands les plus alléchants sont bien ceux des galeries les plus hautement spécialisées. Ce n’est qu’au cours de ce salon qu’on peut rendre visite, selon les années, à cette galerie allemande qui ne donne que dans l’icône ancienne en style byzantin, ou à cette autre, française, dont le domaine de prédilection est l’estampe japonaise ancienne.
Ce ne sont pas, par définition, les galeries les plus importantes, ni celles qui font les plus belles ventes ou représentent les artistes les plus célèbres mais ce sont certainement elles qui font la saveur particulière de la foire belge. Il faut dire que, visuellement, leurs stands attirent particulièrement l’œil. Ils sont comme ces boutiques d’un autre temps de nos centre-villes qui continuent de ne proposer qu’un type d’article : entre le bazar qui vend un peu de tout et le gantier ou la chocolaterie à l’ancienne, le choix de l’œil est vite arrêté. À la BRAFA, c’est la même chose. La spécialisation de ces galeries se reflète dans l’unité conceptuelle de leur accrochage : ici, les petits rectangles dorés des icônes s’alignent sur plusieurs rangs, remplissant tout l’espace de minuscules et hiératiques fe
nêtres, comme si l’on pénétrait dans l’antre d’un compulsif passionné ou dans le saint des saints d’un temple interdit ; là, les artefacts pour cabinets de curiosités sont savamment disposés dans des compartiments d’étagères conçues sur mesure, s’adaptant à la taille de chaque objet et leur ménageant un écrin. Cette profusion dans l’unité, cette diversité dans la rareté fait paraître ces stands de quelques dizaines de mètres carrés perdus dans la jungle des allées de la foire comme des petites salles de musées, tout en leur donnant cet air familier de vieille brocante, vu la débauche d’objets qui s’offrent au regard. Les pièces les plus curieuses de la BRAFA, par exemple, se découvrent chez Porfirius Kunstkammer et Finch & Co., galeries néerlandaise et britannique, dont l’unique but est de fournir aux collectionneurs fantasques réductions de crânes desséchés, dents de narval, œufs d’autruche vieux de plusieurs centaines d’années et autres exotica et naturalia étonnants voire monstrueux.
Mais la singularité se niche également dans des stands plus classiques : De Jonckheere, sise à Genève, est une galerie de peintures mais puisqu’elle est spécialisée en tableaux des écoles du Nord, il lui arrive de proposer des œuvres se rapportant directement aux curiosités du monde. Les Flandres et les Pays-Bas ont été, on le sait, la porte d’entrée pour tous les produits exotiques à la Renaissance et au XVIIe siècle ainsi que l’un des grands foyers du développement des sciences. Les deux petits tableaux de l’Anversois Jan van Kessel auraient pu prendre place sur les murs de quelque cabinet de curiosité flamand, aux côtés des coiffes indiennes, des squelettes de crocodile et des sabres orientaux. L’artiste peint avec une précision scientifique inégalée des espèces animales mystérieuses et exotiques, venues de contrées lointaines, ou bien des variétés locales mais qui étaient encore rarement représentées, comme les batraciens, les lézards ou certains insectes – tout un microcosme alors fort difficile à observer. Dans ses œuvres, il réunit arbitrairement différentes espèces et végétaux sur un fond neutre blanc, qui fait ressortir toutes ces bestioles dans un effet de trompe l’œil, comme si ces spécimens vivants étaient piqués sur le fond d’une boîte entomologique. Prenant avantage de l’invention, par les Hollandais, du microscope, van Kessel pratique une peinture d’histoire naturelle, froidement analytique, décrivant avec une précision de taxonomiste les espèces, allant jusqu’à suggérer l’illusion de leur volume en peignant leurs ombres sur le fond blanc, ce qui fait ressembler ses tableaux aux tables d’une encyclopédie du vivant. De ces assemblages hyperréalistes de spécimens singuliers et colorés se dégage une atmosphère bizarre, propre à séduire les regards les plus curieux : de quoi orner avantageusement, comme une mise en abyme de celle-ci, les murs d’une collection dédiée aux belles raretés.
Puisque nous en sommes aux galeries suisses, notons que sur les sept institutions helvétiques qui participeront à la BRAFA fin janvier, deux répondent à la définition de la galerie singulière donnée plus haut. Le hasard veut qu’elles se côtoient toutes deux sur la Grand-Rue de Genève. Il s’agit de la galerie Schifferli et de la galerie GrandRue. Le lecteur suisse me dira qu’il n’est guère besoin de faire le voyage vers l’hivernale Bruxelles pour découvrir leur choix d’œuvres quand il suffit de parcourir la principale artère de la Vieille-Ville : il se trompe. Car pour ces galeries, nécessairement de taille moyenne vu leur stricte spécialisation, la BRAFA est sans conteste le salon le plus important de l’année, celui où l’on rencontre des collectionneurs venus de l’Europe entière, qui font rarement le déplacement jusqu’à Genève. D’édition en édition, elles mettent donc un soin tout particulier à la sélection des œuvres qu’elles montreront à Bruxelles – réservant généralement à la foire les pièces les plus rares de leur fonds.
La galerie Schifferli expose depuis 1967 le surréalisme sous l’angle le plus raffiné, celui des œuvres sur papier, même si elle s’autorise quelques fois des incursions dans la peinture. L’année dernière, elle avait surpris son monde en proposant un accrochage de quatre dessins de Hans Bellmer, dont un célèbre autoportrait exposé pour la première fois en 1955 chez Jean-Jacques Pauvert, le grand spécialiste de Sade et des auteurs scandaleux : on se serait cru dans le cabinet des dessins d’un musée consacré à l’artiste, toutes les œuvres du stand (y compris celle de Bram van Velde) étaient encadrées de manière similaire, avec de larges baguettes de bois clair, appliquées sur des cimaises sombres qui, par contraste, rehaussaient le blanc du papier, mettant en valeur la ligne acérée – presque plus une ligne d’écrivain que de peintre – de Bellmer. Pari gagnant car depuis que sa galerie participe à la foire bruxelloise, le directeur a vu la part des collectionneurs belges de sa clientèle passer d’un cinquième à un tiers. Habituée du salon depuis plusieurs années, le stand atypique de la galerie Grand-Rue attire également les visiteurs. La galerie est experte d’un genre original qui naît à la fin du XVIIIe siècle, les vues de montagne. La curiosité scientifique du Siècle des Lumières fait lancer des expéditions vers les contrées et les mers les plus reculées du globe (Cook, La Pérouse etc.), recenser rigoureusement les plantes et les spécimens du règne animal (Buffon, Linné), mettre de la raison dans chaque domaine d’un monde en grande partie encore obscur, mais elle rencontre un problème à domicile, un écueil qui résiste encore aux progrès de la technique et de l’intelligence : la haute montagne, terra incognita impénétrable, à quelques kilomètres seulement de la civilisation, des Alpes aux Pyrénées. En cette fin du XVIIIe siècle, personne n’a encore gravi le sommet du Mont-Blanc. Des Suisses, des Savoyards, puis des Anglais se mettent au travail pour explorer, cartographier, rationnaliser et donc vaincre cet espace. Les artistes ne sont pas en reste pour documenter la domestication de la dernière frontière européenne. Car représenter c’est maîtriser et savoir dépeindre c’est connaître. Délicieux témoignages que ces œuvres d’artistes suisses ou français qui documentent cette nature sublime, inviolée, et les opiniâtres pionniers qui en firent la conquête.
Des insectes de van Kessel à la haute montagne, tout cela et bien d’autres choses (on n’a pas parlé des galeries de céramique ancienne), c’est à Bruxelles qu’il faut se rendre pour l’apprécier – et éprouver ce plaisir d’initié à flâner dans les recoins les plus confidentiels du monde de l’art, là où seuls les vrais passionnés se rencontrent encore.
Tancrède Hertzog