Aux jeunes artistes, leurs aînés répètent souvent que, pour eux, le plus important sera d’être modernes. Dépassés par leur siècle, ils tremblent de nous voir échouer sur les mêmes écueils. Rien de plus digne, de plus noble à leurs yeux que d’être de son temps. Petit tour d’horizon : les écrivains ne lisent plus, les peintres ignorent le dessin, devant une terre glaise nos sculpteurs font la moue. Ajoutons à cela un gros bol de mondialisation, une pincée d’ultralibéralisme, un zeste de révolution numérique – et vous trouveriez encore le moyen de ne pas vouloir porter haut les couleurs de cette nouvelle ère ? Reste à savoir comment survivre en ces temps où l’art et la culture semblent victimes d’une telle dévastation qu’il ne se trouvera bientôt plus personne pour les goûter ou les comprendre.
C’est à cette question que semble vouloir répondre le photographe Michel Gantner : après nous avoir envoûté de ses fantasmagories végétales, ses étamines fantomatiques et mené de front une brillante carrière publicitaire – tout arrive – le voici reconverti en rat de galeries. Galeries d’art, bien entendu, de musées. Puisque la photographie aurait entonné son chant du cygne, sans jamais céder aux sirènes du numérique ou de l’image de synthèse, il investit ses confrères d’un nouveau sacerdoce : remettre au carrefour de tous les regards ces beautés injustement négligées. Ainsi son Museal ouvre-t-il les portes de la modernité aux prodiges dont abonde l’histoire de la peinture et se paie, pour ainsi dire, le luxe d’un musée des musées. Ainsi se propose-t-il de remédier à cette fatale déconnexion qui semble désormais tenir séparés les visiteurs des œuvres qu’ils contemplent.
Faites-en vous-même l’expérience en allant vous planter à quelques pas de la Joconde, du Sacre de Napoléon ou de la Naissance de Vénus. Les touristes s’y bousculent, leurs téléphones brandis comme des hallebardes, mais tournent résolument le dos aux tableaux : pourquoi les regarder en face alors que l’écran vous en renvoie l’image avec, en prime, votre trombine au premier plan ? Du tac au tac, Michel Gantner retourne les cartes et nous présente – Dieu, est-ce encore possible ? – des visiteurs absorbés par les toiles qu’ils contemplent au point de s’y fondre, presque de s’y confondre. Au service de la peinture, la mise en scène photographique rend ainsi justice aux splendeurs des siècles passés. Nous goûterons en particulier cette Agonie du Christ où le voile rose d’une visiteuse paraît s’enchevêtrer dans la toge du Seigneur expirant : simple, propre, efficace. Michel Gantner, loin de se croire l’égal des génies dont il détourne les œuvres, ne s’autorise ces pirouettes qu’afin de leur rendre l’hommage et la place qu’ils méritent – la première – comme un juste retour des choses, en somme.
La photographie serait aujourd’hui l’ultime refuge, le dernier bastion où les grands peintres pourraient encore résister aux flots amnésiques de la modernité. L’artiste contemporain serait, à l’en croire, investi d’une lourde mission : veiller au salut de l’histoire de l’art. L’argentique ou l’image numérique en seront la forteresse, les murailles implacables. Elles pointent du doigt nos vices et travers : ces jeunes Asiatiques rivés à leurs écrans face aux Noces de Canas, c’est nous ; nous, le débardeur et la casquette vulgaires de ce touriste américain devant Rubens ; notre distraction, nos regards ennuyés, notre soumission aux ordres du guide devant une toile de Nicolas Poussin. Les chefs-d’œuvre, désormais, nous regardent, nous accusent et semblent nous sommer d’être à leur hauteur. « Amis, murmurent-elles, tâchez à ce que tant de beautés ne fussent pas pour rien ; ne nous laissez pas ensevelir sous les cendres de l’oubli ». Sachons alors entendre cet appel et ne pas démériter de ces merveilles dont Michel Gantner nous rappelle qu’elles sont notre patrie, notre horizon et notre source vive.
Arthur Pauly