La National Gallery de Londres réunit ce printemps les poesie de Titien, soit les six grands tableaux mythologiques peints pour Philippe II d’Espagne, un rêve …
Une exposition visible à Londres jusqu’au 14 juin 2020, un seul peintre, Titien, un seul commanditaire, Philippe II d’Espagne, et une source littéraire, les Métamorphoses d’Ovide. À quoi il faut ajouter une entorse (mais elle s’apparente à la trahison de Max Brod à qui l’on doit de pouvoir apprécier quelques chefs-d’œuvre de Kafka, que ce dernier souhaitait qu’on détruisît après sa mort…) (mais, à tout prendre, n’est-il pas des infidélités plus gênantes que d’autres ? pourquoi la Pietà de Titien, par exemple, que le peintre conçut pour sa propre tombe et qu’il ne put achever, ne fut-elle jamais accrochée au-dessus de celle-ci ?) : pour la première fois dans son histoire, la Wallace Collection, dont aucune œuvre ne peut en principe quitter la calme et belle maison de Manchester Square, accepta de prêter l’un de ses joyaux. Londres est ainsi devenue pour quelques mois la capitale du culte titianesque, fort recommandé ; dispersé dès la fin du XVIe siècle, un ensemble voulu par un grand, très grand client de Titien est remonté ; les œuvres réunies pour l’occasion – moins sans doute le tableau de la Wallace – partiront ensuite pour Édimbourg, Madrid et Boston, enchantant à coup sûr, jusqu’au 9 mai 2021, des foules d’amateurs. Qu’est-ce que ce bel événement ? Qui sont ces astres rares ? Rien moins que les six toiles de grande dimension – un mètre quatre-vingts sur deux mètres en moyenne – figurant Jupiter, Danaé, Vénus, Adonis, Persée, Andromède, Europe, Diane, Actéon, Callisto, imaginées par le géant de Venise pour le fils aîné de Charles Quint – l’autre grand mécène de l’artiste –, pour le bâtisseur de l’Escurial, le mélancolique Philippe II. Titien les appelle ses poesie, et ce sont assurément certaines des plus belles pages du beau dialogue initié et déroulé depuis des siècles – qu’Horace résume ainsi : « Ut pictura poesis » – entre littérature et peinture.Pendant près d’une décennie ponctuée de relances (le peintre est très demandé, l’atelier ne chôme pas), celui qui était l’un des princes les plus puissants d’Europe reçut régulièrement ces morceaux de peinture frémissants. Où les disposait-il ? Se les réservait-il ? Leur dédia-t-il une galerie, une chambre, un cabinet ? Les déplaçait-il d’une pièce à une autre au fil des saisons, au gré des années, d’une résidence à l’autre ? Ensemble ou un à un ? Peut-être deux par deux, parfois ? On l’ignore. Ce qui relie solidement ces œuvres dont chacune est un monde qui n’attend rien de sa voisine mais qui lui répond pourtant si bien, qui n’ont vraisemblablement pas été conçues en même temps, comme un tout, et qu’on ne peut guère comparer aux pièces d’une tenture ni à ces séries représentant les sept sacrements que peindront plus tard un Poussin ou un Longhi, c’est ce ferment lourd et léger qui est aussi le fil rouge des Métamorphoses, la passion.
Pour atteindre Danaé, princesse argienne séquestrée par son père à qui l’on avait prédit que le fils de celle-ci le tuerait, Jupiter l’impétueux se transforma en pluie d’or et s’introduisit dans cette prison par une fente du toit, et tomba et ruissela sur la belle malheureuse, couchée nue sur son lit, qui s’alanguit sous le regard étonné – satisfait ? – de sa nourrice. De cette union particulière, de la dorure de cette alcôve, naîtra Persée. Voici la première poesia – conservée aujourd’hui à Apsley House – envoyée par Titien à Philippe. (Que fait cette main gauche derrière la haute et large cuisse qui ressemble à celle dont Michel-Ange avait pourvu sa Nuit ?) Quelques années plus tard, en 1554, Titien envoya au futur roi d’Espagne, qui séjournait alors à Londres où il avait épousé Marie Tudor, sa Vénus retenant Adonis aujourd’hui conservée au Prado. Puisque le désirable corps féminin y est cette fois montré de dos (la pose n’est pas sans rappeler à nouveau celui qui hantait tous les artistes d’alors, Michel-Ange, dont les Ignudi se tordent semblablement au plafond de la Chapelle Sixtine), ce deuxième envoi complètera idéalement le premier, c’est l’artiste qui l’écrit explicitement à son illustre commanditaire. À l’arrière-plan, sur un tertre, Amour sommeille, sans doute épuisé d’avoir avivé cette nuit l’ardeur des amants qui, à présent, doivent se séparer : l’aimé de Vénus, Adonis, part chasser ; mais la plus belle des déesses craint pour sa vie, elle l’arrête, elle parle, enserrant tant bien que mal ce torse de batelier de la Lagune, le visage près de se lover sous son bras ; rien n’y fait, il la regarde encore mais son corps n’est qu’impatience, semblable à celle des molosses qu’il conduit fermement vers la mort, vers le sanglier qui le blessera, lui ! mortellement.
À la passion d’aimer répond la passion de peindre, c’est le miracle des poesie. Titien, dont on raconte qu’à la fin de sa vie il peignait avec les doigts, crée en amant. Nulle touche, assurément, ne presse ou ne caresse davantage – dans toute l’histoire de la peinture ? – que celle qu’on goûte sur le Persée et Andromède de la Wallace Collection, exécuté entre 1554 et 1556, et plus encore sur ce qui pourrait bien avoir été pensé comme son pendant – à moins qu’il ne fût considéré comme tel après coup –, l’Enlèvement d’Europe par Jupiter de l’Isabella Stewart Gardner Museum, exécuté entre 1560 et 1562, et récemment restauré. On n’en finit pas de scruter amoureusement ce rivage d’où bondit Jupiter changé en taureau, couronné de fleurs, emportant vers le large cette princesse phénicienne dont les compagnes, tendant les bras, levant les bras, s’agitent au bord de cette grève qui guide et comble l’œil : elle zigzague et s’estompe comme une fumée s’élève, entre une étendue d’eau azur et des falaises et des montagnes qui, brunes, bleu lapis puis bleu céruléen, finissent par se confondre avec le ciel. Dans le coin supérieur droit de la toile, il s’assombrit. Mais c’est sur les deux poesie réalisées peu avant cette sorte de marine, sur la Diane et Actéon et sur la Diane et Callisto que possèdent conjointement la National Gallery et la National Gallery of Scotland, que l’orage éclate. Voici les pulsions d’un cœur saturé de fierté. Diane, la déesse chasseresse, fuit tout commerce avec les hommes, elle n’accepte ni qu’un mortel mâle, le fît-il sans le vouloir, la voie nue, ni que l’une de ses nymphes ne soit plus vierge comme elle. Ungaretti, dans Sentimento del tempo, la montrera encore telle : « In un suo gelo altiera s’abbagliava… » Les bleus qu’on y voit n’y changent rien, ces deux tableaux sont remplis d’une couleur de fin de jour, ces scènes de bain sont imprégnées de la moiteur qu’apportent l’été mordoré ou la fièvre. Tout y tombe, tout y ploie, Diane exceptée dont les yeux et l’index vont ravager deux êtres. L’espace d’une seconde peut-être, celui que Titien montre hésitant comme un grand adolescent, Actéon, se croit chanceux, heureux déjà, qui sait ?… Il est perdu. Quant à Callisto au regard rougi, trompée par Jupiter qui l’a séduite sous les traits de Diane elle-même, enceinte et ne pouvant plus le cacher, elle halète, on la bannit, on la tire loin de sa fascinante maîtresse qu’elle pleure déjà devant nous, désespérément.
Benoît Dauvergne
P.S. : Titien conçut encore une septième poesia. Montrant le supplice d’Actéon – transformé en cerf par Diane, il fut dévoré par ses propres chiens qui ne le reconnaissaient pas –, elle ne fut jamais envoyée. À la mort du peintre, elle était dans l’atelier. On la verra dans l’exposition.
Nota Bene :
Titien : Love, Désire, Death. The National Gallery, Londres jusqu’au 14 juin 2020.