On pense à sa joie, et à la joie qui aurait été celle de sa compagne, disparue en 2009, en apprenant qu’un de leurs plus anciens projets va voir le jour. En 1962, Christo et Jeanne-Claude vivent à Paris. Ils s’y sont connus quatre ans plus tôt, au moment où celui qui se faisait encore appeler Vladimiroff Javacheff, son « vrai » nom, venait d’arriver de sa Bulgarie natale pour faire profiter son art des libertés de l’Ouest. Elle, née au Maroc, est fille de général. Ils viennent de réaliser la deuxième de ces œuvres éphémères qui – « installations » grandioses, « interventions » dans l’espace public, que celui-ci soit urbain, champêtre et même lacustre – feront de ce couple d’artistes l’un des plus célèbres de la seconde moitié du XXe siècle. Réagissant à l’érection brutale du Mur de Berlin (la parodiant ?), ils choisirent de barrer l’étroite rue Visconti – celle de la maison de Racine et de l’imprimerie de Balzac – d’un empilement multicolore de barils de pétrole (des objets que Christo considère comme étant en soi, sur le plan esthétique, tout à fait réussis). Ainsi hissaient-ils à Saint-Germain-des-Prés la première de ces parois déroutantes : façades ou falaises plissées au travers desquelles il n’est pas exclu de passer, rideaux et chemins de contes de fées, empaquetages plus ou moins titanesques…, dont notre monde peut toujours profiter de temps à autre, ici ou là, comme du spectacle des éclipses. Dès 1962, donc, trotte dans les têtes et sur les tables de travail de Christo et Jeanne-Claude le projet que nous apprécierons cet automne, du 19 septembre au 4 octobre 2020, qui aura nécessité vingt-cinq mille mètres carrés de tissu recyclable, couleur « argent bleuté », et sept mille mètres de corde rouge : L’Arc de Triomphe Wrapped.
Pour patienter, on visitera l’exposition que le Centre Pompidou consacre en ce moment à nos artistes, en particulier aux liens qu’ils entretiennent avec la capitale française qu’ils quittèrent en 1964
pour s’installer à New-York. Cette « période française » de Christo et Jeanne-Claude est évoquée dans la première partie du parcours, où l’on redécouvre notamment qu’avant de draper audacieusement des monuments nationaux ou internationaux, ils ficelèrent artistement – désireux comme nombre de leurs contemporains de réfléchir, avec leurs main, à la notion de surface – des objets maniables. À l’origine de leurs vertigineuses draperies, il y a donc d’intrigants ballots, et il reste un peu (beaucoup) de ceux-ci dans celles-là. D’où cette impression, l’un des effets les plus heureux de leurs emballages monumentaux : « Aurions-nous tous diablement rapetissé devant le grand objet que voilà – est-ce un jouet, un souvenir, un bibelot ? –, protégé, prêt à être rangé dans un carton ou une malle ? » Mais ce n’est pas seulement avec les dimensions réelles ou rêvées – qu’on songe encore à leur Surrounded Islands qu’on prendrait volontiers pour des bonbons posés sur des papillotes défaites – que joue l’art de Christo et Jeanne-Claude, c’est aussi avec le temps, ce que suggère bien la seconde partie de l’exposition du Centre Pompidou, consacrée à la grande œuvre parisienne de 1985 : The Pont-Neuf Wrapped. Devant ces pièces d’archives, ces dessins, ces collages, ces maquettes ou ces photographies retraçant l’histoire de cet enveloppement célèbre qui enrichit significativement l’imagerie du plus vieux pont de Paris, on en vient à s’interroger (en enviant au passage ceux qui purent fouler ces trottoirs qui, comme les arches, les gardecorps et même les lampadaires, avaient été couverts de toile dorée) : ce recouvrement n’aurait-il pas pu masquer des travaux, mais – voici qu’un nouveau doute s’installe – des travaux de construction aussi bien que des travaux de transformation ou de démolition ? Que choisir ? On pense alors à certaines toiles d’Hubert Robert montrant une destruction qui ressemble à une édification ou une édification qui ressemble à une destruction… Continuons d’y réfléchir, d’ici là.
Benoît Dauvergne