S’il s’est d’abord rêvé en américaniste, Boris Wastiau est devenu, par le hasard heureux d’une bourse, anthropologue spécialisé du continent africain. Au terme de plusieurs années passées au musée de Tervuren, en Belgique, il rejoint en 2007 l’équipe du MEG de Genève, dont il prend les rênes deux ans plus tard. Rencontre avec ce directeur de musée passionnant et passionné.
Comment est née votre vocation ?
Je suis arrivé à l’anthropologie par le voyage. Lorsque j’étais enfant, j’étais un bon élève, mais pas très motivé. Je me destinais plutôt à la médecine, aux sciences. J’ai alors eu la chance d’aller en Afrique dès l’âge de quinze ans pour retrouver mon père qui dirigeait des projets de développement rural. Ma première immersion africaine fut donc dans le Zaïre de Mobutu, aux confins du Soudan et de l’Ouganda. C’était, il faut le rappeler, une époque extraordinaire où le voyage était encore fait d’imprévus et où l’on effectuait de multiples escales avant d’arriver, au terme d’aventures rocambolesques, à son point de destination…
Je passe alors deux mois entiers dans la brousse, en compagnie de médecins et d’administrateurs. Puis je découvre fortuitement, dans la bibliothèque de mon père, L’Afrique ambiguë de Georges Balandier. Le choc est absolu ! J’ignorais jusquelà que l’on pouvait étudier l’Afrique à l’université. Dès mon retour, ma décision est prise : je ferai plus tard des études d’« ethnologie », comme on appelait à l’époque cette discipline.
Par quels chemins universitaires êtes-vous parvenu alors à l’anthropologie ?
Je suis entré à l’Université libre de Bruxelles à dixsept ans et, à partir de là, je me suis mis à voyager de manière de plus en plus intensive. J’ai ainsi traversé plusieurs fois l’Amazonie avec des copains de fac, à qui je donnais rendez-vous à Manaus ou à Rio de Janeiro.
Car si l’Afrique a fait naître ma vocation pour l’anthropologie, c’est l’Amérique du Sud, et tout particulièrement le Brésil, qui m’attire à l’époque et dont je rêve de faire mon terrain d’études. J’effectue dans ce but un stage Erasmus à l’université de Coimbra, au Portugal, pour apprendre le portugais. L’année suivante, je suis « assistant de recherche bénévole » et mes travaux sont soutenus financièrement par la DIAMANG, le fonds d’une ancienne compagnie minière d’Angola…
Je tombe soudain sur une annonce parue dans le magazine Anthropology Today qui propose une bourse pour suivre en Grande-Bretagne l’enseignement d’un master assez poussé incluant l’archéologie, l’anthropologie, l’art contemporain. Bref, une formation idéale et extrêmement complète, que je recommande particulièrement à tous les étudiants qui rêvent de devenir anthropologue. Avant même la fin de mon master, j’ai la chance d’obtenir une bourse de doctorat pour effectuer des recherches, non pas en Amérique du Sud comme je l’espérais dans un premier temps, mais en Afrique. Il me faut donc abandonner le projet de consacrer ma thèse à l’art du Surinam, au nord du Brésil, et trouver rapidement un autre sujet, peu étudié et suffisamment original pour y consacrer tous mes efforts. C’est ainsi que je suis propulsé, quelques mois plus tard, dans le NordOuest de la Zambie, à la frontière de l’Angola et du Congo…
Comment décririez-vous votre première expérience de terrain en Afrique ?
Je vais donc rester dix-huit mois chez les Luvale, dans l’actuelle République démocratique du Congo, avec pour mission de travailler sur les masques d’initiation des Makishi, qui sont très proches de ceux des Tshokwe. Je consulte alors le chef du village où je suis installé, afin de lui expliquer mon projet. Au terme de plusieurs longues semaines, il m’attribue en guise de logement un ancien poulailler avec la charge de le rénover. Je me retrouve donc dans une petite case traditionnelle, animé par le désir de vivre comme un villageois. Mais je me rends compte assez vite qu’il est très difficile pour un Occidental de dormir sur une natte traditionnelle. En outre, mes principaux voisins sont les serpents, les rats, et les
fourmis rouges ! Dans les plaines du Zambèze, pendant la saison des pluies, seul un-dixième des terres est émergé, aussi les hommes demeurent confinés dans les cases, au milieu des insectes et des fourmis qui rentrent en colonnes avec l’idée de dévorer tout sur leur passage. L’ennui me gagne peu à peu, car pendant de longues semaines, il ne se passe absolument rien… Je me rends compte alors que le chef du village est, en réalité, affilié aux missions religieuses américaines fondamentalistes et interdit toute pratique traditionnelle à des kilomètres à la ronde ! En pleine grève des piroguiers, je retraverse le Zambèze dans l’autre sens et ai la chance de rencontrer sur ma route des commerçants portugais qui m’indiquent une petite bourgade où je pourrais m’installer dans une maison en dur pour me remplumer… Heureusement, j’apprends qu’il existe encore des rituels dans cette région et que se tiendront, en juin prochain, de grandes cérémonies annuelles liées aux cultes de possession. Personne ne m’y accompagne, aussi lorsque j’arrive au terme de longues errances, les villageois me nomment « Chinyemba cha mutwa makuku », ce qui signifie « Chinyemba qui a ouvert les chemins ».
Mon sujet de thèse prend alors forme peu à peu, et je me mets à travailler d’arrache pied sur la divination et les questions de sorcellerie. Des grandsmères putatives m’aident également dans mes recherches, et je recueille des informations précieuses auprès de toutes sortes de personnes : forgerons, chasseurs, agriculteurs, devins, herboristes, prophètes…
Je reçois alors une leçon mémorable. Un vieux du village, qui n’est autre que le neveu utérin d’un célèbre historien autochtone et qui fait partie de l’entourage du chef, me propose de me livrer un tas d’informations sur les rituels secrets. Je comprends soudain que l’on parle de moi de façon injurieuse et que l’on m’accuse d’avoir dérobé des documents ! En vingt-quatre heures, je ne peux plus rien faire, je suis neutralisé… Je repars donc en Angleterre pour rédiger ma thèse. Moins d’un an plus tard, en 1996, je reçois un appel du musée royal africain de Tervuren, qui me propose de rejoindre ses équipes. Une autre aventure commence !
EN QUELQUES MOTS…
Qu’est-ce qui vous émeut…
…dans un objet?
Le génie humain, l’inventivité et la maîtrise des matériaux.
…dans une peinture?
Refuser obstinément de voir le monde tel qu’il est, bousculer la vision.
…dans une sculpture?
D’abord les courbes, qui font la grâce, qui capturent le regard et le guident, ensuite la matière, la surface qui lui donne sa sensualité, et la masse (gravitas) qui lui donne de la puissance.
…dans une photographie?
Une photo, c’est la mémoire d’un instant infinitésimal dans notre espace-temps, qui rejaillit sur la rétine de nos yeux chaque fois qu’on l’expose à la lumière.
…dans un livre?
Quand j’entends les mots qui chantent à mes oreilles, comme si le livre se lisait à moi.
…dans une musique?
Quand l’interprète incarne si pleinement l’œuvre qu’il y a « suspension d’incrédulité » – comme s’il ne s’agissait plus d’une interprétation mais de l’expression pure de sentiments. Alors l’émotion est très forte !
…dans une architecture?
Ressentir l’enthousiasme de l’architecte visionnaire en découvrant des espaces que l’on voudra revisiter toujours.
Si vous deviez choisir une œuvre…
…dans la peinture?
Jérôme Bosch – La Tentation de saint Antoine.
…dans la sculpture?
Rodin – Le Baiser.
…dans la musique?
Miles Davis – Kind of Blue.
…dans l’architecture?
Frank Lloyd Wright – Fallingwater House.
…dans la littérature?
Charles Baudelaire – Les Fleurs du Mal.