La Fondation Maeght consacre une rétrospective à Jacques Monory (1924-2018), peintre majeur des années soixante à quatre-vingts, éminent représentant de la Figuration narrative, apôtre du bleu, de la peinture cinématographique et de la mise en scène ; grand pessimiste aussi, dont l’art, peu philosophique à première vue, dépeint sans fard la violence sourde d’un monde moderne qui reste inquiétant même dans sa beauté.
Mais qu’est-ce que c’est que ce type qui peint tout en bleu ? ». Une voix moqueuse retentit dans la salle où sont exposées les toiles de Jacques Monory. L’auteur de ce commentaire n’est autre que le créateur des tableaux céruléens incriminés : Monory savait rire de lui-même, même à quatre-vingt dix ans passés, quand on le rencontrait – revêtant comme toujours son grand imper gris, son chapeau mou à larges bords et ses lunettes noires d’aviateur – au vernissage de l’une de ses dernières expositions, dans un petit château aux portes de Paris. Monory était quelqu’un de détaché, à l’humour malicieux un peu cynique, mais profondément humaniste sous ses dehors nihilistes. Un bon vivant à n’en pas douter, mais pessimiste, car il ne se sentait pas coïncider avec l’époque dans laquelle il vivait, allant jusqu’à se définir comme « un romantique égaré dans un monde sans romantisme ».
S’il n’avait pas tout peint en bleu, Monory serait peut-être plus célèbre. S’il n’avait pas tout peint en bleu, il serait probablement inconnu : c’est dans cette ambivalence que se tient la singularité de l’art de Monory. Des artistes associés à la Figuration narrative – mouvement qu’on peut aujourd’hui définir, peu ou prou, comme l’équivalent français du Pop art –, Monory est certainement celui qu’on retient le mieux, du fait de cette monomanie oculaire qui lui fait tout voir en bleu. C’est son style, sa touche, sa marque de fabrique : tous ses tableaux baignent dans la couleur de la mer, du ciel et de la nuit, c’est un filtre absolu qu’il appose sur sa vision si précise des choses et des êtres, sur ces scènes spectaculaires qu’il a toujours peintes avec une précision photographique. On reconnaît une toile de Monory aussi immédiatement qu’on identifie à deux cent mètres un IKB de Klein ou un damier de Mondrian. Un critique un peu acerbe pourrait reprocher à l’artiste, fidèle à sa recette pendant plus de cinquante ans, de ne jamais s’être renouvelé, d’avoir toujours fait la même chose… Peut-être, mais au moins lui ne s’est-il pas effondré, comme tant d’autres de ses compères de la Figuration narrative après la fin des années soixante-dix. Ses tableaux des années quatre-vingts, par exemple, comptent parmi les plus remarquables, alors qu’il introduit résolument dans son univers des couleurs vives en contrepoint à la dominante bleue.
Mais la peinture de Monory ce n’est pas que le bleu, c’est une recette obtenue à partir de bien des ingrédients fondus ensemble. Le composant de base n’est d’ailleurs pas cette couleur dont il connaît toutes les nuances, non : c’est le cinéma. Monory est bleu parce que son cinéma est bleu, car c’est celui des négatifs, des pellicules sur celluloïd dont il a décidé d’agrandir l’univers sur la toile. L’artiste emprunte au septième art tous ses procédés, qu’il transpose dans l’espace fixe de la peinture : dans ses tableaux, on retrouve la science photographique du cadrage, avec la multiplication des troncages et des hors-champs, des personnages sortant ou pénétrant dans l’image, on relève l’orthogonalité radicale des espaces intérieurs qui redoublent le format, l’importance des miroirs qui le démultiplient, la juxtaposition d’espaces différents au sein d’une même toile s’étirant longuement de gauche à droite, afin de donner la sensation d’un plan-séquence. Dans un de ses iconiques Meurtres, peints en 1968, les impacts de balle également distribués de gauche à droite sur toute la surface relient narrativement deux pièces figurées côte à côte mais séparées par un mur. Les toiles sont aussi souvent structurées en cases, qui sont comme les cellules des pellicules de films : des tigres en cage dans vingt cases numérotées et un iceberg figuré dans une large cellule à part composent, par exemple, Dreamtiger n° 4 de 1972. Des espaces hermétiques et séparés, apparemment sans lien, mais qui, par leur juxtaposition et le filtre bleu qui leur est commun, dialoguent entre eux comme les scènes successives d’un film s’intègrent dans l’espace diégétique de l’histoire racontée, si différentes qu’elles puissent être.
Utiliser le cinéma pour figurer le réel, comme le fait Monory, cela veut dire vouloir montrer l’apparence, montrer une mise en scène, monter une fiction. Une mise en scène étant toujours une exagération, une sublimation du réel, voilà pourquoi le cinéma fascine cet artiste obsédé par la mort, par la violence de la société, par le tragique sans tragédie qui est le propre de l’époque moderne. C’est aussi là la raison de cette permanence du bleu chez Monory. Parce que le bleu est froid, il permet à l’artiste de disséquer le monde tout en restant à distance : même quand il représente des actions pleines de bruit et de fureur (des meurtres, des accidents, des explosions), grâce au linceul cyan, un voile irréel est toujours maintenu sur les choses et les actes dépeints.
Autre ingrédient fondamental de la recette monoryenne : l’Amérique. Il y a toujours de l’Amérique dans ses tableaux car Monory est un peintre
d’histoire au sens où on l’entendait au XVIIe et au XVIIIe siècles, c’est-à-dire un peintre mythologique. La mythologie du XXe siècle a son Versailles et son Olympe à Hollywood, la grande fabrique des mythes populaires de notre temps, et Monory est obsédé par Hollywood, ses codes, son univers esthétique, ses tocs. En particulier par les films noirs, les séries B et les films policiers. C’est son répertoire iconographique : paysages de la Death Valley rongés jusqu’à l’os, carcasses de voiture calcinées, assassinats froidement consommés en pleine rue, couloirs interminables et aseptisés, tigres puissants dans des cages et femmes érotisées. La mythologie fait mieux que n’importe quel autre récit le portrait d’une époque, d’une société, de ses passions, de ses lubies, de ses travers.
Bien qu’il soit considéré comme l’un des fers de lance de la Figuration narrative, nébuleuse qui regroupait de jeunes artistes français réunis autour d’une exposition intitulée Mythologies quotidiennes organisée à Paris en 1964, Jacques Monory ne colle pas complètement à la définition de ce groupement d’artistes qui font une peinture figurative au contenu souvent politique (ce sont, notamment, Télémaque, Fromanger, Rancillac et Erró). Sa peinture est figurative, elle est narrative certes, mais elle n’est pas politique. Elle est cependant tragique, comme Le Mépris de Godard est un film tragique. Elle montre la condition humaine, le tragique à l’œuvre dans la société du spectacle et de la consommation, ses failles, ses drames quotidiens, en les esthétisant et en les objectivant grâce au camaïeu bleu qui recouvre tout. En ce sens, le titre de l’exposition fondatrice de cette Figuration narrative à laquelle il reste associé, Mythologies quotidiennes, lui correspond parfaitement. « Tout est faux, je le peins faux », déclarait Monory en 1984.
Mais c’est aussi d’un point de vue formel que l’art de Monory regarde vers les États-Unis. Il tient à la fois du Pop art (avec la multiplication d’images différentes dans un même tableau, le goût pour la mise en scène et les codes de la culture populaire) et de l’hyperréalisme américain, qui débarque en Europe à la fin des années soixante. Mais ce ferment intellectuel, cette distance avec le sujet représenté, cette injection de drame métaphysique sous la pellicule de l’image parfaite et photogénique, nous rappellent qu’il reste un Européen : chez lui, there is more than meets the eye. Le peintre préféré de Monory – Caspar David Friedrich et ses paysages-états d’âme – en dit d’ailleurs long sur le contenu philosophique de sa peinture qui n’est que faussement policée.
Tel un calembour à son propre style, Jacques Monory, a pourtant débuté sa carrière d’artiste comme peintre abstrait, dans les années cinquante : en cette décennie où règnent en maîtres sur la scène parisienne Poliakoff, Mathieu et Fautrier, il le fallait bien si on ne voulait pas être chassé à coups de fusil par une critique pour qui être figuratif revenait quasiment à se dire pétainiste. De cette période, on ne sait plus rien. L’artiste a tout détruit et les tableaux les plus anciens conservés de sa main datent des années soixante. Cette anecdote révèle la trempe du personnage : Monory était quelqu’un de radical – ou tout ou rien. Luimême, avec son look caractéristique, uniforme un peu gangster qu’il n’abandonnait jamais, semblait être un personnage issu de ses propres tableauxfilms. Dans le premier opus de sa série la plus fameuse, celle des Meurtres, il s’est d’ailleurs représenté, victime d’une main féminine brandissant un revolver. Sa première épouse venait de le quitter. Il apparaîtra ainsi souvent acteur de ses propres toiles, dans le rôle du tueur ou du tué. Véritable conscience tragique de celui qui, passionné par Orson Welles et Chris Marker, se disait également grand lecteur de philosophie stoïcienne.
La quête même de Monory sa vie durant fut, en un certain sens, romantique et tragique : comment la peinture peut-elle rejoindre cet art total qu’est le cinéma, qui mêle vision, mouvement, son et espace, trame narrative (linéarité) et concentration picturale de l’image (simultanéité) ? Comment bâtir une fiction à partir d’images fixes et retrouver cet espace diégétique presque parfait qui fait du cinéma l’art mimétique par excellence ? C’est à ces questions graves auxquelles peu d’artistes se sont, finalement, attelés alors qu’elles sont philosophiquement centrales pour la peinture à la fin du XXe siècle que Monory aura tenté de répondre : tâche colossale à laquelle il œuvra en solitaire et qui fait de lui un contemporain fondamental.
Tancrède Hertzog