Disparu il y a huit ans, Olivier O. Olivier laisse un grand vide pour ses amis pataphysiciens comme pour la peinture. La dérision, le rire entraînant ou inquiétant de ses œuvres embrassaient généreusement les contradictions d’un monde figuratif tout sauf ordinaire.
De la même manière qu’une dictée contribue à l’apprentissage de l’orthographe dans les écoles, la Pictée d’Olivier O. Olivier consiste à décrire une peinture ou un dessin en termes non figuratifs à des participants qui en ignorent la nature. Suivez les consignes : « À un peu plus de la moitié du bord droit de la feuille, à un septième du haut de celle-ci, en sa partie supérieure, doublé pendant quelques centimètres, descend un trait, en oblique vers la gauche. Immédiatement au-dessous de lui, pas tout à fait parallèles, d’autres traits un peu plus fins rejoignent les premiers tracés vers le bas, vers leur extrémité, etc. » Cet exercice peut être pratiqué dans toutes les écoles des Beaux-Arts. Le but n’est pas que les joueurs reproduisent le sujet décrit, mais qu’au contraire ils réalisent chacun une œuvre différente, comme le relate Olivier O. Olivier : « Le 10 mai 2003, au Centre d’art de Marnay-sur-Seine, Jacques Carelman a picté à vingt-cinq personnes un taureau de Picasso. Tout le monde a su le retrouver, sauf moi. » Dans la Pictée, les instructions dictées consistent ainsi à décrire une peinture que les peintres ne voient pas.
Alors que d’autres naîtraient dans la musique ou la littérature, Olivier O. Olivier, est né à Paris, « au milieu des tubes de peinture de son père, […] Ferdinand Olivier », pour reprendre les termes de celle qui n’a jamais cessé d’inspirer ses toiles, Sarah Olivier, sa fille qui a tout naturellement hérité du swing pataphysique après avoir grandi dans le giron d’Arrabal, Jodorowsky et Roland Topor – dont elle interpréta le texte « Bloody Mary » dans son premier album Pink Galina (2013).
Formé à la philosophie à la Sorbonne avant de prendre le chemin des Beaux-Arts, son père se lie en effet d’amitié avec Roland Topor, ce qui le conduira, en 1963, à rejoindre le groupe Panique, fondé par ce dernier, mais aussi par l’écrivain espagnol Fernando Arrabal et par le metteur en scène chilien Alejandro Jodorowsky. Ni mouvement ni tendance, ce groupe s’est tenu délibérément à distance du surréalisme. Il prône la dérision et le non-sens, partage certains intérêts, dont une conception de l’existence ouverte aux contradictions. Avec un usage respectueux des techniques traditionnelles et de la figuration, leur alliance est soudée par un état d’esprit à la fois amusé et macabre, ainsi qu’un mauvais goût considéré comme une forme marginale du raffinement.
Olivier O. Olivier, de son vrai nom Pierre Marie Olivier, a non seulement marqué l’histoire de l’art en tant que peintre de l’absurde, mais il a aussi été membre du fameux Collège de pataphysique qui se dévoue corps et âme au rayonnement de cette « science des solutions imaginaires » – envisagée à la fin du XIXe siècle par Alfred Jarry –, à travers ses publications et les travaux de ses différents « Ouvroirs Potentiels ». Olivier O. Olivier adhérera en toute logique à l’Ouvroir de peinture potentielle. L’Ouvroir étant un lieu où l’on œuvre. Association créée d’abord dans les années soixante avant de renaître vingt ans plus tard –, parente de l’Oulipo – Ouvroir de littérature potentielle –, l’Oupeinpo réunissait des peintres s’imposant des contraintes mathématiques, logiques ou ludiques
pour inventer de nouvelles formes : la Peinture sous dictée mentionnée plus haut évite par exemple de compter sur la vision pour conduire le travail. L’Oupeinpo a alors envisagé différentes autres modalités comme la Peinture par téléphone où le peintre dicte ses instructions à un exécutant lointain. Autre exemple, la Télésymétrie où deux peintres travaillent simultanément en obéissant à une même voix, ce qui permet de comparer les résultats. Ou encore la Peinture à l’aveugle qui consiste à presser sur la palette des tubes sans étiquette, à diluer la pâte avec des médiums issus de flacons muets et à en couvrir la toile les yeux bandés. L’artiste aux trois O y œuvre aux côtés d’Aline Gagnaire, Jean Dewasne, Tristan Bastit, Jack Vanarsky, Brian Reffin Smith, Guillaume Pô, George Orrimbe, ou encore Philippe Mouchès, démontrant que la peinture, comme chaque domaine de l’expérience humaine a le droit de bénéficier de la pataphysique.
OOO crée pour donner de l’existence à ce qui n’en a pas encore, comme des lieux improbables. Par son imagination, il met à mal les images connues faisant danser le familier avec le singulier et, en bon philosophe, témoigne avec un sourire décomplexé d’un profond amour de la vie. Ses travaux sont traversés par l’humour noir et le sens de l’étrange, qu’il s’agisse de toiles, de dessins, de lithographies, de pastels ou d’illustrations. Des bizarreries discrètes s’immiscent dans ses compositions qui, au premier abord, semblent parfaitement normales. Les objets sont animés d’une vie et d’une pensée autonome, souvent détachés de présence humaine. Entre expérimentations et reprises, la peinture d’Olivier O. Olivier s’organise en ramifications par le biais de thématiques qui se croisent et se répondent en de nouvelles combinaisons. Ainsi les escargots s’empilent comme les tortues et parfois tortues et escargots se dressent en une même tour (Totem, 2007) dans une même toile. Sur la planète OOO, les arènes de corrida sont remplies de bonshommes de neige (Les Glaçons, 1994-1997) et Montparnasse est envahi par des dinosaures (Montparnasse III, 1992). Les thèmes classiques de la nature morte (Fleurs de mer, 2006) ou du paysage se réinventent jusqu’à faire basculer les horizons (Paysage avec aiguilles, 2001) dans des lignes incurvées déstabilisant les attentes. Certes, mais toutes ces toiles disparates ont pour point commun une écriture faite de petites touches animées tenues par une grande cohérence.
Décoré de l’ordre de la Grande Gidouille, régent d’Onirographie et petit-fils du père Ubu, Olivier O. Olivier est donc adepte de cette alliance d’une approche structurée et d’une création foisonnante
propre à l’Oupeinpo qui incite à réfléchir sur la définition du goût artistique et la démarche créatrice pour des réalisations toujours surprenantes et faites d’hybridations : une main pêche avec des fils partants des doigts (La touche, 2009), un éléphant se décompose (Le Retour de l’éléphant prodigue, 1973) et se recompose comme un jeu de plots dans un désert, un piano flotte au loin ou plonge dans une vague (Oceano Vox, 2005), un archet glisse sur des cheveux tendus comme un violon (Le Menuet des poux, 1977), des chinoiseries se répètent (Le Peintre rêve, 2009). « …Olivier O. Olivier […] a été ce que nous tous essayons d’être sans y parvenir : un saint laïc, un pataphysicien panique, un juste civil, un anar tranquille », relatait Fernando Arrabal à la nouvelle de son décès survenu à la veille de ses quatre-vingts ans. « Il a été plus humain que nous qui lui survivons », continue l’écrivain qui lui attribue une « discrétion souriante » et de continuer : « Il avait trouvé l’art de rire, d’écouter, de caresser des chats quantiques, de parler de Spinoza avec tendresse et de Wittgenstein en connaissance de cause, de déverrouiller les hermétismes, de laisser passer le temps, de ne pas se soucier de ce qui ne le souciait pas, et de s’intéresser à ce qui l’intéressait. »
Karine Tissot