Au musée Marmottan Monet de Paris, une exposition passionnante explore les relations de Cezanne avec la peinture italienne – et son incidence sur le mouvement Novecento.
Cassons d’emblée le suspense : Cezanne l’Aixois ne s’est jamais rendu en Italie. En cette fin de XXe siècle, le mot mondialisation n’existait pas, et on ne voyageait pas sans raison solide. Surtout lorsqu’on ressemblait à « un hérisson » : Jean Renoir, citant son auguste ascendant, décrit en effet un être d’une grande timidité, à la fois extrêmement poli et extrêmement ronchon. En vérité, le seul voyage d’importance qu’entreprend le futur génie, c’est à Paris, où il monte à vingt-deux ans contre l’avis de son père à lui. Car celui-ci aimerait mieux que Paul prenne sa suite dans la banque familiale, et continue pour cela d’étudier le droit à l’Université d’Aix. Mais le garçon se replie sur lui-même, s’enfonçant dans la mélancolie : ledit père finit par céder. Cezanne tente à cette occasion le concours de l’École des Beaux-Arts en 1861, et se voit recalé à cause de son usage « trop excessif » des couleurs.
Qu’à cela ne tienne : logé chez la mère de Zola, son ami d’enfance qui l’encourage dans sa vocation, le jeune peintre s’inscrit comme copiste au Louvre, et y passe ses journées. Dès 1864, il dessine Les Bergers d’Arcadie, ainsi qu’Écho et Narcisse de Poussin, et s’intéresse de près à l’œuvre de Lorrain. Or qu’ont en commun ces maîtres français du XVIIe siècle ? D’avoir sans cesse voyagé en Italie – et converti les paysages italiens en corps divins, en discours moraux, au-delà du décor ; sans encore en exprimer la sensation. Cependant les Pissarro, Renoir, Monet ou Sisley que Cezanne rencontre à cette époque ne partagent pas la rage bouillonnante de notre hérisson, incarnée dans ses propres termes par sa période dite « couillarde ».
La mort y est omniprésente. La violence aussi. On passe d’une lugubre Toilette funéraire (1869) à un Meurtre (1870), sans oublier une Femme étranglée (1876). Après Virgile et Ovide, lus dans le texte, c’est aussi l’époque où Cezanne dévore Thérèse Raquin et les gazettes populaires, débordantes de faits divers sordides. Le crime le fascine. Mais là où l’histoire officielle attribue ces débuts obscurs à l’influence des baroques espagnols, tels Zurbarán, Marmottan propose des correspondances inédites, enrichissant l’imaginaire de Cezanne. En l’occurrence, avant d’aller puiser en Italie des couleurs ou des paysages, le Français emprunte au Tintoret et à sa Déploration du Christ la palette foncée de son Meurtre ; et s’attache, suivant l’exemple du peintre vénitien, à sacraliser le geste funèbre. Comme si le mal, dans son élan primitif, renfermait une dimension tragique qui l’universalise. Loin du naturalisme, aucun fait n’est « divers » : on se trouve soudain projeté dans le dernier acte d’un opéra italien. Semblablement, la Femme étranglée, sujet prosaïque par excellence, renvoie à la Descente de croix du même Tintoret : tout penche et fuit vers la mort, mais c’est le corps de la femme, non celui du Christ, qui est sacrifié. Les pleureurs ont disparu : Cezanne ne retient du cadavre que sa dimension théâtrale – et cruellement plastique, à l’image du Jésus au jardin des oliviers du Greco, célèbre élève du Titien.
D’un hommage à l’autre, sa Pastorale de 1870 réinvente la scène élégiaque, magnifiée par Poussin dans son Paysage avec Bacchus et Cérès. Toutefois Cezanne, philosophe plus que peintre, ne se contente pas de représenter des grâces nues étendues auprès de messieurs habillés. Sept ans après Le Déjeuner sur l’herbe de Renoir, il s’interroge sur la matière du désir, mêlant peau et verdure dans un maelstrom organique proche d’une vision psychanalytique. On contemple moins un rêve que sa radiographie : la portion droite de la toile paraît fondre, évoquant une montre molle de Dalí, la viande d’un Soutine, et même les anatomies brûlantes, siphonnées jusqu’à l’abstraction d’un Francis Bacon – notamment dans les Baigneuses devant la montagne Sainte-Victoire (1870), où la fameuse éminence convoque, dans sa forme et dans ses vapeurs, l’inquiétant Vésuve napolitain…
Mais avec l’âge, Cezanne dompte sa fougue : à mesure que les personnages s’effacent, la question du mal fait place à des énigmes plus métaphysiques. Telle une planète dépourvue d’habitants ou de ruines, les paysages de Provence et autres cabanons mettent en doute la réalité du monde, traduit sous forme d’une matrice pixellisée. Et là où Millet, Poussin, ou Rosa gravaient en Italie une nature transcendée par Dieu ou la culture, Cezanne ne nous parle ni de foi ni de civilisation. Il nous parle de peinture. Et ses Routes tournantes font figure d’effractions volées au grand néant. Les paysages brûlent, filent au vent du pinceau, et Sainte-Victoire flotte dans un nuage pastel, se confondant, malgré sa pesanteur, avec le ciel.
Cette mystique humble, et cet hommage au passé, dès la mort de Cezanne, inspireront les futurs représentants du Novecento italien, fondé en réaction aux dérives d’une certaine avant-garde, associée au drame de la Première Guerre – malgré la dimension mussolinisante du mouvement… La revue Vita d’arte présente en 1908 Cezanne comme « un fou, un primitif, à la rude manière des mystiques chrétiens, celle de Jacopone da Todi, de Giotto ».
De fait, les natures mortes du peintre aixois ne se réduisent guère, suivant la tradition flamande, à la juxtaposition d’objets mués en symboles purs. Ses poires tiennent davantage de l’offrande antique, de cette Xenia (hospitalité) propre aux maisons de Pompéi. Mais aussi, et encore, de la méditation d’un destin isolé dans l’espace et dans le temps – tout panier de fruits invoquant chez Cezanne une cène éteinte, quelques secondes après le départ des idoles… Le dénuement délavé d’un Morandi y trouvera son compte : les correspondances entre les créateurs et les époques, mises en valeur avec ingéniosité, transforment la visite en chasse aux trésors, et aux secrets. In fine, bien que Cezanne n’ait jamais avoué son goût pour la peinture italienne, force est de conclure que son œuvre en est désormais indétachable.
Arthur Dreyfus