La Fondation Pierre Gianadda met à l’honneur l’art suisse et la collection de Christoph Blocher.
L’un a des toiles mais plus assez de place pour les accrocher chez lui, l’autre de nombreux murs à disposition : ils étaient faits pour s’entendre et c’est ainsi que Christoph Blocher a accepté de prêter des tableaux de sa collection à Léonard Gianadda pour les exposer dans sa fondation à Martigny. Privilège rare, Gianadda et Matthias Frehner, commissaire de l’exposition et directeur du Kunstmuseum de Berne, ont même pu choisir les œuvres à leur bon plaisir. Il en résulte Chefs-d’œuvre suisses. Collection Christoph Blocher, une sélection de cent vingt-sept tableaux appartenant à l’ancien conseiller fédéral, occupant presque l’intégralité de l’espace de la Fondation Pierre Gianadda.
Cette collection trouve son origine dans l’enfance de Christoph Blocher. En effet, son père, pasteur, se passionnait pour l’art et découpait dans des magazines les reproductions des tableaux de l’art suisse qu’il appréciait et les mettait sous un cadre en bois avant de les accrocher. Blocher a donc grandi entouré des reproductions des plus beaux tableaux de l’art helvétique et, encore adolescent, désirait déjà acquérir les toiles originales des reproductions qu’il voyait au mur. Il a pu s’en procurer quelques-unes, notamment une vue du lac de Thoune par Hodler ou encore La Route d’Emmaüs, tableau de Zünd acheté récemment et dont la reproduction ornait la salle de cours de son père. Mais Christoph Blocher n’a commencé à acheter des œuvres originales que dans les années soixante-dix, des dessins et des fusains d’Albert Anker, pour quelques centaines de francs – le premier fut Garçon au pain et au panier. Cet achat a profondément marqué son goût pour Anker et la première peinture à l’huile qu’il a acquise, Le Fils prodigue, est de ce même artiste. De nombreuses acquisitions suivront.
Christoph Blocher se trouve ainsi à la tête d’une grande collection d’art suisse (un peu plus de sept cents toiles), même s’il ne se concentre que sur un nombre restreint d’artistes et sur leurs meilleures œuvres. S’il cherche une exhaustivité chez certains, comme chez Anker et Hodler, il n’achète
d’autres artistes que des tableaux qui lui plaisent vraiment, ou des œuvres-clé pour comprendre une période de l’art suisse. Anker et Hodler sont les deux artistes les plus représentés dans la collection, avec de nombreuses pièces majeures. Blocher est en fait le collectionneur privé incontournable pour toute exposition les concernant. Pourtant, l’ancien conseiller fédéral n’a jamais pensé constituer une collection et n’a, de son propre aveu, jamais acheté une œuvre selon des critères rationnels, acquérant au contraire les tableaux en se laissant guider par son inconscient… et la beauté naturellement. Blocher n’achète un tableau que s’il plaît tant à sa femme Silvia – il se dit qu’elle a presque toujours le dernier mot – qu’à lui-même.
L’exposition de la Fondation Pierre Gianadda est scindée en trois parties distinctes. Elle commence par des toiles peintes dans la seconde moitié du XIXe siècle : paysages de Alexandre Calame et de Robert Zünd, des scènes de genre de Benjamin Vautier et d’Édouard Castres, dont un beau Paysage en hiver avec saltimbanques, ours savants et gendarmes. Ces toiles montrent la jeune Suisse fédérale et l’apparition de la modernité, comme la première version de l’emblématique Poste du Gothard de Rudolf Koller, mettant en scène la modernisation des moyens de transports dans les Alpes. La deuxième section est dédiée aux toiles d’Anker et d’Hodler, avec respectivement quarante-huit et quarante-six toiles. Le premier représente avec réalisme la vie de tous les jours dans la jeune Confédération. Parmi les toiles exposées se trouve La petite amie, un de ses tableaux préférés, qui montre une jeune fille présentant ses condoléances à une amie qui a perdu sa sœur cadette, mais aussi L’École en promenade. D’Hodler, Blocher collectionne surtout les peintures de paysage. La Fondation expose notamment une version du Lac Léman vu de Chexbres – une autre est conservée au musée d’Art et d’Histoire de Genève –, L’Eiger, le Mönch et la Jungfrau. Étonnamment, peu de peintures d’histoire suisse, une exception étant La Retraite de Marignan. Mais ce sont aussi des portraits, des autoportraits et un petit Bûcheron sur carton – une grande version, à l’huile, appartient à la Confédération – et se trouvait dans le bureau de Christoph Blocher lorsqu’il était conseiller fédéral. La troisième section de l’exposition se concentre sur l’art moderne, avec des œuvres de Cuno Amiet, Adolf Dietrich, Augusto Giacometti et une très belle Fuite en Égypte ou encore trois toiles de l’italien Giovanni Segantini, qui a passé les dernières années de sa vie dans les Grisons. Cette section montre également trois toiles de Félix Vallotton, dont Ruisseau à Arques-la-Bataille.
Christoph Blocher considère qu’il est de son devoir en tant que collectionneur, et donc détenteur d’une partie du patrimoine, de montrer le plus grand nombre de ses acquisitions. Cette volonté de partager l’art l’a par ailleurs motivé à construire une galerie de mille mètres carrés sous sa maison.
Ce lieu d’exposition devrait normalement être prêt au mois de juin. Les salles, qui seront maintenues à humidité et température constantes, seront accessibles au public et aux chercheurs sur demande. Blocher ne compte en effet pas léguer sa collection à une collectivité publique, conscient qu’il peut s’agir d’un cadeau empoisonné !
S’il prête volontiers des tableaux de sa collection – le Kunstmuseum de Winterthour avait déjà exposé quatre-vingt-huit toiles entre 2015 et 2016 –, Blocher s’impatiente de les revoir : il en parle comme d’enfants partis en vacances. Il vit véritablement avec ses tableaux : il dîne par exemple depuis vingt ans face à L’école en promenade, une toile d’Anker achetée sans même l’avoir vue…
GILLES MONNEY