Miró dialogue avec Éluard comme la nature dialogue avec un drame humain.
Devant À toute épreuve, on est spectateur avant d’être lecteur. Plus tard, on pourra bien se demander si le sens du poème d’Éluard coïncide avec l’essence de la peinture de Miró. Mais d’abord, on admire une mise en page harmonieuse, on salue le parfait équilibre d’un dialogue dont les protagonistes ne sont pas des vers et des images, mais des blocs de texte et des jeux de formes. Le travail de Miró met en valeur chaque pavé de mots, le sertit, l’enserre, l’enlumine, plus rarement le recoupe, comme dans les pages qui terminent la deuxième partie du poème, où l’on voit une longue trace rouge traverser les dernières lignes, mais en prenant soin de pâlir ou de blanchir là où sa présence menacerait de noyer le texte et d’en empêcher la lecture.
Sans que tarisse notre admiration pour une telle réussite, vient le moment où sous nos yeux les blocs de texte deviennent des vers, où le spectateur devient lecteur, où le dialogue auquel il assiste n’est plus seulement celui de deux groupes de formes, mais aussi de deux univers de sens.
Au fait, comment Éluard et Miró concevaientils leur travail en commun ? « Pour collaborer, peintres et poètes se veulent libres. La dépendance abaisse, empêche de comprendre, d’aimer ». Ainsi s’exprime Paul Éluard, et même si cette réflexion n’est pas en rapport direct avec le travail de Joan Miró sur À toute épreuve, elle s’y applique à l’évidence. Le livre d’artiste n’est pas un texte illustré, c’est le dialogue de deux créateurs, de deux univers autonomes et libres. Miró le souligne de son côté lorsqu’il écrit à l’éditeur Gérald Cramer : « Il ne s’agit pas de faire des illustrations, comme tout le monde fait, mais de faire un livre, ce qui n’est guère facile. »
Dans une interview plus tardive, il explique sa manière de procéder : « Je pars de l’architecture, de la typographie qui est très importante pour moi, j’entre dans l’esprit du poète. J’y pense énormément. Les deux choses simultanément : l’architecture du livre et l’esprit du texte. » Le souci de l’architecture et de la typographie, il le manifeste éminemment lors de la composition d’À toute épreuve : « Une simple virgule », écrit-il, « peut me faire changer la composition d’une gravure. » Et « l’esprit du texte » d’Éluard ? L’affaire est plus compliquée. Créditons Miró de s’en être imprégné, mais le fait est que dans ses nombreuses lettres à Gérald Cramer on ne trouve jamais la moindre allusion aux vers du poète, à leur charge de sens. Une charge pourtant bien lourde et bien terrible. Sans doute Miró écrit-il qu’il lui est impossible de graver « tant que l’ensemble du livre, au point de vue plastique et poétique, ne se précise pas entièrement dans mon esprit ». Et ce moment venu, il se dit assuré de « l’unité complète entre nous trois » (le poète, le peintre et l’éditeur). Pourtant, on ne peut se défendre du sentiment que cette unité, qui est celle de l’objet-livre, cache une irréductible dualité. Car si certains aspects de l’univers du poète consonent incontestablement avec celui du peintre, il en est d’autres, et non des moindres, qui dissonent.
Les points communs ? Ne cherchons pas, entre le texte et l’image, des correspondances terme à terme. Certes, Miró pouvait modifier ses xylographies en fonction d’une virgule, mais ce n’est pas parce que la virgule changerait le sens du vers ; c’est simplement parce qu’elle participe d’une forme dessinée à laquelle veulent répondre, en toute harmonie, ses propres formes gravées. Sinon, l’on peut bien s’amuser à observer que certains mots, comme « ses yeux joueurs gagnent leur part de clarté » voisinent avec un visage schématique, pourvu de deux yeux. Mais ce genre de coïncidence est rare. Décidément, Miró n’« illustre » pas le poème d’Éluard, il dialogue avec lui. L’essentiel, c’est le regard que l’un et l’autre portent sur le monde. Leurs deux univers se rencontrent-ils, fusionnent-ils, ou se contentent-ils de cohabiter ?
Ce qui les rapproche, c’est sans doute la présence, dans les deux œuvres, de la nature et de l’élémentaire. Dans le texte d’À toute épreuve, Éluard fait surgir montagne, mer, soleil, ciel, saisons, oiseaux, vents ou ténèbres. Or les formes de Miró, elles aussi, renvoient sans cesse à des réalités naturelles et simples, et sont tout habitées par l’émerveillement devant les éléments de la nature : astres, fleurs, graminées, croissants de lune, « spirales de la libellule », pour citer Miró lui-même ; et les nombreux personnages qui apparaissent dans ses xylographies ne sont pas tant des humains que de petits lutins aux cheveux de verdure, directement et joyeusement éclos de la nature comme éclosent des fleurs. Devenons brins d’herbe et nous serons heureux.
Voilà précisément où Éluard et Miró se séparent. Les éléments naturels abondent peut-être dans À toute épreuve, mais ce poème n’en raconte pas moins une douloureuse aventure humaine, celle de la perte de la femme aimée ; celle de la solitude, et de l’impossibilité même d’écrire son malheur. Il y est question d’« amour qui voile ce que j’aime »,
de « matin des loups et leur morsure est un tunnel / D’où tu sors en robe de sang », de « colère sous le signe atroce / de la jalousie », de « coussins de sang sur des coussins de boue »… Sans doute, le dernier poème du recueil, « Amoureuses », est-il un peu moins tragique – mais plus tard, Éluard lui ôtera sa place conclusive, comme s’il finissait par estimer que la tragédie est sans remède, et qu’il ne faut pas terminer sur le mot d’« amour » mais bien sur celui de « mort ». Quoi qu’il en soit, À toute épreuve raconte la traversée d’une souffrance aussi humaine que possible, la souffrance de l’amant éconduit (Gala venait de quitter Éluard pour Dali). Ce poème bat au rythme désordonné d’un cœur souffrant. En revanche, les bois de Miró (dont la ma
tière même émane de la nature) nous proposent un émerveillement tranquille, intemporel, étranger aux accidents humains.
Eugène Ionesco disait de lui : « Nous portons tous des monstres en nous, des regrets, des amertumes, des douleurs. Chez Joan Miró, les monstres sont exorcisés. » C’est bien cela. Pas de monstres chez cet artiste, parce que les monstres sont intérieurs à l’homme. Pour définir À toute épreuve, et lui reconnaître malgré tout une manière d’unité, il faudrait peut-être dire que le peintre ménage à la tragédie du poète un berceau de nature, qu’il la borde de sérénité. Ou si l’on préfère : le sang du poète, égoutté sur la terre, y fait croître des herbes et des fleurs.
p style= »text-align: right; »>Étienne Barilier