Le photographe suisse René Burri (1933-2014) a produit des images comptant parmi les icônes du XXe siècle. Dépositaire de ses archives, le Musée de l’Élysée propose une rétrospective marquante d’une œuvre que l’on croyait connaître et nous offre une belle leçon de muséographie. À découvrir sans réserve.
Ses images sont en même temps très graphiques, et très humaines ». C’est en ces termes que Bruno Barbey, figure majeure du photojournalisme du XXe siècle, évoque le travail de son ami René Burri. Ce double regard est unique. On lui doit quelques-unes des images majeures du XXe siècle.
« Ernesto Che Guevara au cigare », par exemple. Un air de défi qui dit, presque à lui seul, tout ce que Cuba a pu être dans les années soixante : la jeunesse, l’audace, le défi. Mais quelque chose dérange. « El Comandante » arbore son havane comme un trophée : dédain, défi, posture, orgueil. Autant chef de gang que Robin des Bois. On est loin de la vision très officielle du même par Corda, dont on ornera des tee-shirts, des pin’s et des tasses à café. La profondeur et l’ironie ne font pas de bons produits dérivés.
Autre image célèbre : ce groupe de cadres supérieurs sur cette terrasse d’une tour de Sao Paulo (1960), cravate au vent, entre ciel et terre ; en contrebas, une grande avenue charrie son flot de voitures et au centre, la masse d’une autre tour coupe l’image en deux comme une toile cubiste (vertige des proportions et des plans). C’est le Brésil en effervescence, ivre de sentir s’accomplir enfin la devise de son drapeau : « Ordem e progresso ». Plus largement, c’est l’ivresse des Trente Glorieuses, faite de vapeurs d’hydrocarbures, de réverbérations du soleil du midi sur le béton et le verre. Toute une époque en une image qui nous éblouit par le déploiement désarmant des formes et des volumes, et qui nous met mal à l’aise. L’un des hommes pointe du doigt le photographe : comment ose-t-il les viser ? On sent la morgue et la hauteur de ces hommes bien mis. Sont-ils venus admirer la pureté et la symétrie de la ligne d’une tour ? Que pourraient-ils faire d’autre en costume noir à deux cents mètres de haut sur une terrasse de service ? Ils sont les maîtres de cet espace géométrique parfaitement inhumain. L’ironie contamine le champ de l’image.
Burri s’est inscrit à sa manière dans le style Magnum, célèbre agence, élitiste et communautaire, dont il fut l’une des figures les plus célèbres. Mais il se démarque des autres par l’ambivalence de ses images, toujours inscrites dans une actualité qu’elles mettent en scène d’une manière très construite. Leur analyse résiste à toute vision univoque : Burri avait ce charisme unique de la maîtrise formelle, de l’immédiateté et de la distance critique.
Tout cela est bien connu. Son œuvre a fait l’objet de plusieurs rétrospectives par le passé, dont une au Musée de l’Élysée en 2004. Mais la transmission est à recommencer pour chaque génération. Les jeunes photographes, les futurs graphistes – et tous les autres – qui sont nés avec le XXIe siècle pourront découvrir cette œuvre par une confrontation directe avec de superbes tirages argentiques – et non à travers un écran.
Au-delà de la transmission, cette exposition propose une perspective renouvelée qui passionnera les admirateurs de Burri, et plus largement, tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du photojournalisme: des planches-contact, des tirages d’études, des films, des maquettes de livres, des projets d’exposition, des carnets et des collages, des aquarelles et des dessins ont été rassemblés et sont exposés au milieu des tirages finaux. Ce n’est plus seulement une œuvre mais la fabrique d’une œuvre qui est exposée, avec, en démiurge, le facétieux René Burri, costume blanc, cigare, et un sourire devenu légendaire. Sur l’icône du Che, Burri a maculé l’arrièreplan d’un rouge vivace. Ironie ? Ce matériau éphémère, explosif et coloré, nous invite à porter sur l’ensemble de sa production un nouveau regard. Il ne suffit pas d’appuyer sur le déclencheur d’un Leica pour produire de telles images, et de passer son chemin. Les images fixées dans l’histoire sont l’aboutissement d’une activité protéiforme, d’une recherche – voire d’une quête – esthétique et personnelle à travers laquelle Burri n’a cessé d’aiguiser son regard et de façonner sa présence au monde. Ici comme ailleurs, readiness is all.
Frédéric Möri