Sous le joli vocable de « Résonances », les deux sœurs Bérengère et Garance Primat ont orchestré, à partir de leurs collections, une symphonie musicale entre des artistes contemporains de la scène internationale et des artistes aborigènes. Soit une expérience poétique et sensorielle, davantage qu’une simple exposition…
Par Bérénice Geoffroy-Schneiter
Ethnologues, historiens de l’art, collectionneurs ou simples amateurs, oubliez vos repères culturels, vos ancrages spatio-temporels… En franchissant le seuil de la Fondation Opale, au cœur du Valais suisse, laissez-vous emporter par le souffle et les vibrations distillés par ce lieu magique dédié à l’art aborigène. Poussez les portes de son exposition célébrant, par delà les horizons géographiques et spirituels, les affinités, fortuites ou assumées, entre ces artistes du « Temps du Rêve » et leurs homologues des quatre autres continents.
« Partant de l’idée que nous avons une généalogie commune avec l’univers dont nous sommes issus, nous avons souhaité, ma sœur Garance et moi, raconter une histoire à partir de nos collections. Une histoire qui débute dans l’obscurité de la voûte céleste, au moment de la création de la vie sur Terre, pour cheminer vers l’éclat du soleil », nous a ainsi expliqué Bérengère Primat devant l’accrochage sensible de cette exposition, visiblement pas comme les autres. Car davantage qu’un cheminement sage et didactique comme l’on en voit trop souvent dans les musées, « Résonances » – dont le titre musical est un hommage à André Breton en même temps qu’un clin d’œil à ce dialogue artistique noué entre les deux sœurs —se veut une expérience immersive au cœur de ces thèmes essentiels que sont la place de l’Homme au sein de l’Univers et sa relation avec les autres acteurs vivants de ce monde.
Un récit cosmogonique aux allures d’initiation
Décliné en cinq chapitres, le parcours conçu par Georges Petitjean (le conservateur de la collection Bérengère Primat), Hervé Mikaeloff et Ingrid Pux (décédée brutalement quelques semaines avant le vernissage) lance ainsi des passerelles inédites et stimulantes entre artistes occidentaux, africains, asiatiques et aborigènes pour explorer les mystères inhérents à la création. Bercé par la musique onirique du compositeur Mathieu Lamboley (créée spécialement pour l’exposition), plongé tantôt dans une pénombre évoquant les temps primordiaux, tantôt dans la lumière du jour célébrant l’apparition de l’Être Premier, le visiteur déambule alors en toute liberté au cœur de ce récit cosmogonique aux allures d’initiation.
« Les peuples aborigènes le savent bien : tout de l’infiniment petit à l’infiniment grand est habité, relié, interconnecté. L’Univers est résonnances. Tout communique, et a un impact ; comme un battement d’ailes de papillons », résume avec poésie Garance Primat qui collectionne avec le même bonheur dans son Domaine des Étangs, en Nouvelle Aquitaine, les minéraux comme les livres anciens, les arts premiers comme les artistes contemporains.
Et c’est sans doute ce regard décloisonné, affranchi de toutes les hiérarchies bienpensantes et des diktats sclérosant le goût, qui fait souffler ce vent de fraîcheur et de poésie à cette odyssée picturale en apesanteur.
Affinités électives…
On y croise ainsi Jean Dubuffet, l’inventeur de l’’Art Brut, dialoguant avec l’artiste aborigène Rover Thomas Joolama (1926-1998) pour donner à voir la beauté matérielle de la Terre dans ce qu’elle a de plus ancestral, de plus « primitif ». Par l’une de ces pirouettes qu’affectionne le hasard, les peintres utilisent tous les deux des pigments naturels et frôlent l’abstraction… Plus loin, telles des âmes sœurs qui s’ignorent, le grand Clifford Possum Tjapaltjarri (1932-2002) fait scintiller les étoiles sur ses toiles hallucinées et ses poteaux funéraires, l’artiste d’origine allemande Kiki Smith célèbre la puissance hypnotique de l’astre solaire dans sa série Lumière rouge (2018-2019), le Chinois Gao Weigang transcrit dans un alliage de cuivre la surface accidentée de l’orbe lunaire telle qu’elle est observée depuis un télescope…
Ayant appris les secrets de ses ancêtres par sa grand-mère et sa mère, la peintre aborigène Angkaliya Curtis (née en 1928) se fait à son tour passeuse de récits et de rêves dans une ample composition cosmique décrivant la métamorphose en constellations de ces sept sœurs mythiques fuyant les pulsions incestueuses de leur ogre de père. Comme un écho psychédélique à ce tourbillon de formes et de couleurs, l’Indienne Bharti Kher interroge, elle aussi, la souffrance et la solidarité des femmes dans un immense mandala composé d’une multitude de bindis tels qu’en portent sur leur front les épouses hindoues le jour de leurs noces.
Mais s’il existe des accidents « heureux » en histoire de l’art, c’est bien ce choc esthétique ressenti par l’artiste américain Sol LeWitt devant la peinture aborigène, lors de la Biennale de Venise de 1997. N’est-ce pas à cette occasion qu’il découvrit la puissance onirique des toiles d’Emily Kame Kngwarreye (1910-1996) que l’on surnomma « La Matisse du Désert australien » ? Empruntant davantage ici aux ziggourats mésopotamiennes, sa Pyramide en bois peint de 1985 dialogue merveilleusement avec les empreintes géométriques tracées sur la toile de Ronnie Tjampitjinpa, l’un des pionniers de l’abstraction géométrique aborigène…
Du spirituel dans l’art
Mais ne nous y trompons pas ! Ces motifs, que notre œil occidental aurait tôt fait de comparer à de l’Art optique ou du minimalisme tels qu’ils étaient en vogue aux Etats-Unis dans les années soixante-dix, sont en réalité des symboles sacrés peints depuis plus de 60 000 ans par les artistes aborigènes sur les parois rocheuses, le sable, les objets rituels ou la peau. Et ces œuvres que nous jugeons délicieusement « modernes » ou « abstraites » transcendent, pour les Aborigènes, le simple statut d’œuvres d’art. Ainsi, comme l’écrit joliment Ingrid Pux dans le catalogue : « avant d’être peinte, une toile est une danse, une scansion, un rythme, un souffle, une voix récitant le voyage des ancêtres, célébrant le temps du sacré. » Il suffit, pour s’en convaincre, de se noyer dans les embrasements picturaux de Sally Gabori (1924-2015), seule rescapée de la communauté des Kaiadilt à laquelle la Fondation Cartier consacrera bientôt une exposition monographique…
C’est sans doute ce même souffle, spirituel et cosmique, qui habite les œuvres de l’immense peintre aborigène John Mawurndjul, de l’artiste coréen Lee Ufan, du Britannique d’origine indienne Anish Kapoor, de l’Italien Giuseppe Penone ou de l’Allemand Anselm Kiefer. « La Terre est Loi et nous ne sommes jamais seuls », disent les Aborigènes. Quels que soient leurs croyances ou leur horizon, les artistes l’ont bien compris…
A voir :
Résonances, jusqu’au 4 avril 2021, Fondation Opale, Route de Crans 1, 1978 Lens, Suisse. + 41 27 483 46 10.
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