Dubuffet l’insoumis est de retour. Même posthumément, il continue d’être toujours là où on ne l’attend pas : le voici dans le champ de l’ethnologie dont il détourne les codes et les usages au profit de sa pensée et de son geste subversivement créateurs.
Françoise Jaunin
En 1933, Henri Michaux publie «Un barbare en Asie», le carnet de route qui raconte comment, au fil de son grand périple asiatique de 1931, il s’est senti le barbare des cultures rencontrées. En clin d’œil à son ami poète, c’est Jean Dubuffet qui, par le biais d’une exposition légèrement décalée puisque hors du champ des beaux-arts, devient ici «Un barbare en Europe». N’est-on pas tous le barbare de quelqu’un ? Et même de beaucoup ! Dans l’immensité du monde extra-occidental, c’est bel et bien l’Occidental qui, derrière son ethnocentrisme exécrable, se trouve dans la position du barbare. Sauf que Dubuffet, lui, inverse le processus: c’est au cœur même de ses propres terres et de sa culture qu’il affiche sa barbarie. Le voici donc en ethnographe dilettante et fantasque qui, après Valence et Marseille, s’installe au Musée d’ethnographie de Genève où l’accent est porté sur sa quête de ce qu’il appellera l’«art brut» dans les hôpitaux psychiatriques de la Suisse de l’après-guerre.
Vaste chantier de décentrement culturel
Ne parlez pas de son œuvre, il l’appelle son travail. Et de fait, trois-quarts de siècle plus tard, les artistes d’aujourd’hui préfèrent cette appellation dépoussiérée de tout romantisme. Ne l’affublez pas non plus du nom d’artiste : il rejette tout autant la posture du créateur en être d’exception pour se présenter en «homme du commun». Et s’il a fait son miel dans les champs mêlés de l’anthropologie, des arts populaires, du dessin d’enfant, des arts tribaux, des créations de la marge, de la psychiatrie et des sciences humaines (tout ce qui n’était pas inféodé au «système des beaux-arts»), son combat lancé au lendemain de la seconde guerre a toujours visé un double objectif : dynamiter la culture institutionnelle au sens large, en même temps que féconder sa propre démarche créatrice ; décentrer les regards et les hiérarchies pour mieux valoriser d’autres voies d’expression, dont la sienne ; décloisonner les arts en hybridant les genres et les catégories et du même coup élargir et renouveler son langage personnel. En réalité, ce vaste chantier de décentrement culturel avait déjà démarré avant lui, au tout début du siècle en particulier grâce à Dada, à la «découverte» de l’art «nègre» par quelques artistes et collectionneurs et à la fascination d’une poignée de créateurs et médecins pour les dessins d’enfant et l’«art des fous». Mais personne n’avait jamais mené une entreprise de démolition aussi large, systématique et jusqu’au boutiste pour faire table rase des valeurs traditionnelles et autres vieilles lunes. Au passage d’ailleurs, Dubuffet ne se privait pas non plus de tordre le cou à l’idée d’arts «primitifs» dont l’appellation montrait à quel point les Occidentaux demeurent prisonniers de leur racisme et de leur complexe de supériorité. Aujourd’hui encore, le flottement qui subsiste autour de leur nom : arts premiers ? arts tribaux ? arts non-occidentaux ? montre bien que rien n’est vraiment résolu.
Entre agressivité et allégresse
En quête d’altérité artistique, culturelle et philosophique et comme antidote à une Europe malade de deux guerres mondiales, Dubuffet a même, entre 1947 et 1949, cherché à se couper de l’Occident et à tâter du terrain ethnographique en amateur décalé. Au cours de trois voyages dans les sables du Sahara, il s’est exercé, disait-il, à une «observation participante». Mais son terrain à lui demeure avant tout celui de l’anti-art et de l’anti-culture dont il se fait le hérault, prônant la supériorité de l’humble, du banal et du populaire sur l’héroïque, le grandiose et l’extraordinaire ; de la laideur sur la beauté ; du dissonant sur l’harmonieux ; de l’informe sur le formel ; du sommaire et du mal fagoté sur le virtuose et le bien léché ; des matériaux frustes et méprisés sur les matières nobles du grand Art ; et de la langue joyeusement maltraitée sur les expressions châtiées homologuées par l’Académie. Le monde et la vie, c’est «par agitation, brouillage, confusion permanente…, un surgissement incertain, un grouillement infini» qu’il aime à les exprimer, dans un mélange d’agressivité et d’allégresse, de blasphème et d’émerveillement, de caricature brutale de l’humain et d’hymne vibrant à la nature.
Un visionnaire paradoxal
Présenté tout à la fois en prolétaire, en indigène et en chercheur oblique, Dubuffet se révèle finalement moins révolutionnaire dans son travail artistique que dans son activisme philosophique et sa position d’ouvreur de piste et de visionnaire paradoxal. L’homme est conscient de ses ambiguïtés. Il en fait un champ de tensions fécondes et de subversion décapante par lesquelles il ne cesse de réhabiliter les valeurs décriées pour mieux dénigrer les reconnues. Dans les manif de mai 68 et leur volonté de rejet de la culture dominante, on retrouvera l’écho de ses propres cris. En particulier quand il affirme que «le seul régime salubre à la création est la révolution permanente». Et quand la France le «récupère» pour la représenter à la 41e Biennale de Venise en 1984 (peu avant sa mort en 1985), il est rattrapé par la sauvagerie des néo-expressionnistes et le «primitivisme» urbain des graffitis.
Quelles dettes l’art d’aujourd’hui peut-il reconnaître à son égard ? Quand bien même il est très loin d’en être l’unique créancier, elles sont importantes, diverses et plus obliques que directes, allant de son goût de l’hybridation transversale et fertile qui butine librement à tous les râteliers, ou de l’importance grandissante et inspirante de l’art brut (quand bien même très peu d’artistes contemporains sont prêts à l’admettre) comme de celle plus largement reconnue des arts tribaux, à son amour du pauvre et du peu reconduit notamment par l’Arte Povera, à la pratique appropriationniste (même si là, c’est plutôt lui qui rechignait à l’admettre dans son travail) et à sa réaffirmation – l’idée n’est pas nouvelle mais il la réinterprète à sa façon – de la primauté du geste et de l’idée sur l’œuvre achevée.
Restent, pour ultimes paradoxes, que les arts non-occidentaux eux aussi se révèlent être des systèmes complexes et très codés ; que sa définition même de l’art brut érigée contre le système de l’art s’en est bâti un autre, avec ses normes et ses exclusions; et que son art à lui est tout sauf populaire. Il n’atteint qu’un public cultivé lassé par les cadres et conventions rigides tant de la culture bourgeoise que des avant-gardes institutionnalisées. Et c’est bien ce public-là que Dubuffet interpelle quand il affirme : «C’est à l’esprit que l’art s’adresse et non, bien sûr, aux yeux. Trop de gens se font l’idée que l’art s’adresse aux yeux. C’est en faire bien pauvre usage. »
NOTA BENE:
«Jean Dubuffet, un barbare en Europe» au Musée d’ethnographie de Genève – MEG- jusqu’au 28 février 2021.
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