le Musée Jenisch rassemble pour la première fois une centaine d’œuvres inédites de Monique Jacot. Ses héliogrammes et ses transferts nous rappellent que la photographie est aussi un art matérialisé.
«Des mots qui m’accompagnent
: strate, passage, équanimité, résonance, métaphore, empreinte, chaos, empirisme, métissage
tels des sillons, j’aime qu’ils apparaissent dans mes images ». Ainsi Monique Jacot définissait-elle son univers en 2002. Elle évoquait dans cette phrase aussi bien son art que son monde intérieur : les images sont pour elle le lieu de la manifestation de l’intériorité. La photographie est la pure expression de l’espace du dedans, et non, simplement, une trace fidèle du monde extérieur. C’est une artiste mûre qui prononce ces mots en un temps où elle a su transformer son médium, le renouveler, pour en faire le lieu d’une étrange conjonction.
Née à Neuchâtel en 1934, l’artiste a d’abord emprunté une trajectoire conforme à ce qu’un photographe professionnel pouvait espérer de mieux dans la seconde moitié du XXe siècle : photojournaliste, elle livre des reportages au long cours et des travaux plus évènementiels. Elle collabore aux grands illustrés du temps, portraiture de célèbres personnalités suisses et d’ailleurs, travaille pour l’Organisation mondiale de la Santé, ce qui lui ouvre le monde, et rédige deux ouvrages engagés, essentiels, qui disent la précarité du statut de la femme dans le monde du travail: Femme de la terre (1989) et L’usine au féminin (1999). Vivre de son art, même si cet art est la photographie, même en un temps béni pour celles et ceux qui la maîtrisent, est déjà une gageure. Elle y parvient donc, assez brillamment et marque le paysage des médias helvétiques. Mais elle ne s’y cantonne pas : le Yémen du nord sera son jardin secret, à l’exact opposé climatique et chromatique des bords du lac qui l’ont vue naître. Elle en rapporte des images rares, témoignant des mœurs ancestrales des villageois des régions les plus reculées.
Mais l’essentiel de son art est ailleurs. Parallèlement à ses travaux de commande, elle explore de nouveaux mediums : le Polaroid, dès 1970, puis le dessin et la gravure à l’orée des années quatre-vingts. Elle conçoit la technique du transfert : elle reproduit des négatifs sur un film polaroid récepteur, interrompt la durée du développement et sépare à la main positif et négatif, puis presse le négatif avec un rouleau sur un papier aquarelle humide. Elle confie également des négatifs au procédé de l’héliogramme. De cette double alchimie naissent des images proches de l’estampe, toujours uniques : impossible d’obtenir deux fois le même résultat. C’est toujours de la « photographie » (« écrire avec de la lumière »), mais ça n’est déjà plus de la photographie telle que nous avons l’habitude d’en voir. « Imaginaire », « onirique », abstraction, mystère, etc. Les mots les plus convenus conviennent, mais ne suffisent pas à qualifier le résultat de cette étrange alchimie.
Monique Jacot a peut-être elle-même donné la clef de son art dans le phrase que nous citions au début de cet article : augmentée de techniques de production complexes, qui en font un artisanat au sens le plus noble, la photographie permet enfin de conjuguer le réel perçu et le monde intérieur. Le premier devient étrangement la matrice du second : un espace projectif aux possibilités d’exploration infinies. Des objets, des insectes, des plumes, des fleurs, comme figés dans une forme et dans des couleurs improbables par la technique du transfert et de l’héliogramme, deviennent…ce que chacun voudra bien y voir. Aussi nettes et réelles que le permet la photographie, et aussi éloignées qu’elles peuvent en être par l’art et la technique, ces formes acquièrent la densité et la consistance des êtres qui peuplent les songes. La photographie, un art ? Celle-là, oui, assurément, si l’art consiste en la transformation de ce qui est vu en un Réel plus vrai, parce que plus intérieur, plus proche de ce qui, en nous, nous fait être, vivre, penser, ressentir.
Frédéric Möri
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