Une exposition thématique rassemblant quatre-vingts artistes, célèbre, cent ans après, le caractère moderne et novateur de cette turbulente décennie des années vingt..
Est-ce vraiment un hasard si c’est à Zurich, et au sein de son Kunsthaus, à quelques encablures du Cabaret Voltaire, qu’est rendu hommage aux années folles? Zurich, ville marquée par l’esprit du mouvement Dada, lieu historique de la culture alternative des années vingt, est le point de départ idéal pour entamer le voyage dans la sphère de cette décennie glorieuse, qui porte le nom de « Goldene Jahre » (« années dorées ») en langue allemande. Zurich, mais aussi Berlin, Vienne et Paris: c’est autour de ces quatre métropoles européennes, où s’inventait une modernité tant artistique que sociale, qu’est articulée cette grande exposition orchestrée par le Kunsthaus de Zurich et le Musée Guggenheim de Bilbao. À travers ce prisme géographique, les mouvements artistiques de l’époque tels que le Dadaïsme, le Bauhaus ou la Neue Sachlichkeit («Nouvelle Objectivité ») sont mis en perspective tout comme la pluralité des moyens d’expression utilisés par les artistes: c’est donc de photographie, de mode, de peinture, de design, d’architecture mais aussi de cinéma et de danse qu’il est question dans ce parcours. Pour la commissaire de l’exposition, Catherine Hug, il s’agissait de mettre en avant « l’esprit de renouveau» de ces années marquées par une effervescence tant artistique que sociale. Selon elle, « à aucun autre moment, le XXème siècle n’exprima un tel désir de nouveauté». Nul doute que le contexte de crise de cette décennie vingt (caractérisée notamment par la pandémie de la grippe espagnole ou la crise financière de 1929) trouve un écho particulier dans notre actualité. C’est d’ailleurs l’une des originalités de l’exposition que d’avoir invité les créations d’artistes contemporains qui s’inspirent de l’esthétique formelle des années vingt..
La cadence de ces années folles est donnée dès l’entrée de l’exposition avec la diffusion d’un film de Fernand Léger de 1924, Le ballet mécanique – une ode à l’esthétique industrielle qui joue avec l’accélération et la répétition des images. La vitesse et la mobilité sont deux des caractéristiques de cette époque que le film incarne, tout comme le documentaire de Walter Ruttmann daté de 1927, « Berlin – Die Symphonie der Grossstadt » (« Berlin, symphonie de la capitale »), voyage rythmé au coeur d’une ville en mouvement perpétuel et de son peuple industrieux, projeté plus tard dans le parcours. Vitesse et mouvement, mais aussi bruit et fureur, furent le lot de cette décennie marquée par la Première Guerre mondiale: c’est précisément avec la fin du conflit et l’année 1919 que débutent « les années vingt ». L’Europe doit d’abord panser ses plaies, reconstruire ses blessés et invalides de guerre. Les œuvres d’artistes allemands issus du courant de la Nouvelle Objectivité présentées sur les cimaises – signées George Grosz ou Otto Dix – témoignent sans fard et de manière parfois brutale de l’atmosphère pesante qui règne dans l’après-guerre. Le déchirement de l’Europe par ce conflit sanglant trouve son écho dans la dislocation, la fragmentation – dans les chairs comme dans l’art, s’exprimant avec la tachnique du collage comme chez le dadaïste Kurt Schwitters ou la Russe constructiviste Varvara Stepanova(ill.). L’artiste français Kadder Attia aborde lui aussi avec son œuvre « Open your eyes » le thème du morcellement et de la réparation. L’installation avec deux diaporamas créée en 2010 met face à face les impressionnantes photographies de reconstruction chirurgicale de gueules cassées de retour du front avec des artéfacts d’art africain issus de diverses collections anthropologiques, eux aussi recollés ou recousus.
Toute la décennie est marquée par cette urgence de réparation et de renouveau. Et au coeur de cette „mue“ de la société d’après-guerre, les rapports entre hommes et femmes prennent un nouveau tour alors que, plus que jamais, un désir marqué d’émancipation féminine se fait sentir. La réinvention de la mode féminine en témoigne: ce sont les années où Coco Chanel invente sa petite robe noire, où la figure de la femme moderne, cigarette en bouche, au volant de voitures de sport des dessins de Tamara de Lempicka, est iconisée par les magazines, où le motif de la garçonne envahit les gravures de mode. Une nouvelle assurance caractérise les représentations féminines, comme dans La poudreuse de Vallotton (ill.) scène intime saisie sur le vif qui ose représenter une séance de maquillage. Cette révolution esthétique se traduit aussi dans les réalisations architecturales, notamment celles de l’école allemande du Bauhaus que les photographies de Theodore Feininger (ill.) et aujourd’hui de l’artiste Thomas Ruff immortalisent. Lignes pures et fonctionnalité des espaces sont les caractéristiques des bâtiments signés Walter Gropius ou Mies van der Rohe qu’un Le Corbusier applique à son tour à l’habitat individuel – comme à la Villa Savoye à Poissy près de Paris. Ces architectes pensent non seulement l’habitat mais se veulent aussi urbanistes et designers. Neuf types de fauteuils avant-gardistes sont présentés dans l’exposition qui tentent de combiner les exigences d’un objet utilitaire du quotidien avec une qualité d’œuvre d’art. Parmi eux, le renommé « Fauteuil Grand Confort » que Le Corbusier invente avec Charlotte Perriand, présenté au Salon d’Automne de 1929, qui n’a rien perdu de sa modernité. (ill.)
Cinéma et photographie font aussi leur apparition dans le champ artistique. L’américain Man Ray est le premier à élever la photographie au rang de discipline artistique conceptuelle et ses clichés célèbres font des émules, notamment en Allemagne avec le mouvement de la « Neue Fotografie » dont le Hongrois Lásló Moholy-Nagy, enseignant au Bauhaus, est le plus fidèle représentant. Tout autant photographe que peintre, ses toiles témoignent de son intérêt pour l’optique et de ses expérimentations à l’aide de matériel scientifique. (ill.) Rien de plus facile à cette étape de l’exposition que de faire le lien avec les nombreux artistes contemporains qui expérimentent eux aussi le processus photographique: de l’Allemand Thomas Ruff aux jeunes Suisses Raphael Hefti et Shirana Shahbazi(ill.). Dans les clichés noir et blanc de cette dernière jeune artiste d’origine iranienne, la représentation de la réalité se transforme en abstraction géométrique. Films et photographies sont encore une fois les meilleurs supports pour documenter la nouvelle perception des corps qui naît à cette époque. Mouvement, danse, musique: les corps s’exposent et osent la nudité. Une figure domine cette fin de parcours d’exposition, celle de l’afro-américaine Joséphine Baker dont les spectacles mêlant danse d’expression et chant semblent annonciateurs de l’art de la performance contemporaine. Baker est l’une de ces icônes des années folles dont la gaieté légère nous fait oublier quelques instants le destin tragique de l’Europe, qui devait basculer à la fin de la décennie à nouveau dans le chaos.
Ingrid Dubach-Lemainque
Nota Bene :
« Semer à tout vent : les années folles », Kunsthaus, Zurich jusqu’au 11 octobre 2020.
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