En réunissant plus de cent sculptures italiennes créées entre 1450 et 1520 provenant du monde entier, le Louvre fournit l’occasion unique d’admirer la variété des approches et recherches des artistes italiens au sommet de la civilisation de la Renaissance.
Si la peinture de la Renaissance italienne est constamment célébrée par de grandes
expositions à travers le monde (Léonard de Vinci au Louvre, Mantegna et Bellini à la
National Gallery l’année dernière, Tintoret à Venise en 2018 pour ne citer que
quelques exemples récents), la sculpture de la même époque jouit – et c’est un
euphémisme – bien moins souvent des mêmes honneurs : fragile, coûteuse et délicate à
transporter, la sculpture est notoirement difficile à exposer. Sujet réputé plus ardu que
la peinture, elle séduit moins le grand public, qui est également moins habitué à
l’observer. La révolution renaissante s’est pourtant autant faite par la voie du modelage
et du travail de la pierre que par celui des pinceaux. Sans Ghiberti et Donatello, il n’y
aurait pas eu de Masaccio et de Mantegna. Et n’oublions pas que Michel-Ange était à
la fois peintre et sculpteur.
L’occasion que donne au public le musée du Louvre d’admirer cent quarante
exemplaires de la production italienne de la deuxième moitié du XV e siècle et de la
première du XVI e est donc d’autant plus admirable que la réunion de tant de chefs-
d’œuvre est rare, pour ne pas dire unique dans une vie. Plastiquement, dans les salles
d’exposition du Hall Napoléon, l’effet est incomparable : ces dizaines de corps
immaculés qui s’élancent dans l’espace, formant un répertoire de toutes les poses et de
tous les sentiments possibles, les bas-reliefs dont s’extirpent des figures musculeuses ou
éplorées, les bustes au naturalisme saisissant qui révèlent le caractère intime des
condottieri et des banquiers florentins, les groupes de statues religieuses aux
expressions pathétiques rehaussées par la vivacité de la polychromie, cette forêt vivante
de marbre, de bronze, de terre-cuite et de céramique happe le spectateur dans un hors-
du-temps qui ne peut laisser indifférent.
L’exposition appartient à un cycle, commencé en 2013 avec Le printemps de la
Renaissance, qui montrait la naissance de la sculpture renaissante à Florence dans la
première moitié du XV e siècle. Celle-ci montre le fleurissement du nouveau style, qui
se répand dans toute l’Italie et dépasse largement Florence, et la grande variété
d’approches, de recherches, de traditions qui se créent alors. Une vitalité débordante à
l’échelle d’un pays alors fragmentés en cités-états (Sienne, Florence), en Républiques
maritimes (Gênes, Venise), en duchés et comtés (Milan, Turin, Ferrare, Mantoue,
Urbin), en royaumes (Rome gouvernée par le pape, Naples et la Sicile, par les
Aragonais puis les Espagnols).
La sculpture de l’époque se fonde sur deux intérêts : celui pour l’antique et celui
pour la nature humaine, alors que, dans les sciences et les lettres, l’homme redevient le
centre du monde et la mesure de tout. Les artistes entendent alors exprimer les
sentiments, les passions mais aussi la nature profonde du corps humain, domaines que
le Moyen Age n’avait pas explorés.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, pour les humanistes italiens, la religion
chrétienne et la culture antique païenne sont compatibles et une sorte de fusion entre
chrétienté et sagesse gréco-romaine s’organise dans la culture de l’époque. Il n’est ainsi
pas rare de voir sur les tombeaux sculptés du XV e siècle des tritons, des néréides, des
sirènes et autres divinités gréco-romaines s’épanouir parmi les Christs au suaire et les
saints. Des modèles qu’on ne veut pas simplement imiter mais transcender, voire
dépasser. De nombreuses fouilles sont entreprises à l’époque et des antiques célèbres
réapparaissent comme le Laocoon, qui sert de modèle aux artistes pour traiter du
pathos et de l’expressivité des formes.
Les artistes voient dans l’antique une source d’inspiration pour la recherche d’une
beauté idéale mais aussi pour l’étude anatomique naturaliste du corps humain, qui
s’incarne au mieux dans le nu. Le bas-relief figurant Bacchus et Ariane du vénitien
Tullio Lombardo (vers 1505-1510) est exemplaire : il s’inspire des portraits funéraires
antiques et met en scène côte à côte les bustes de Bacchus et Ariane amoureux, dans
une pureté des lignes et une simplicité de composition – le regard mystérieux,
l’expression légèrement préoccupée – qui les rend à la fois présents et absents.
Mais ce n’est pas seulement au calme, à l’harmonie et à la grâce que les sculpteurs
de la Renaissance entendent donner forme : la fureur, la gestualité et l’exacerbation du
mouvement sont des sujets nouveaux au XV e siècle alors que batailles et combats
mythologiques deviennent de nouvelles thématiques, comme dans la statuette en
bronze de Antonio del Pollaiolo représentant Hercule étouffant le géant Antée (vers
1475), sorte d’étude sur la morphologie des corps projetés dans l’espace et soumis à des
forces contraires.
Donatello, l’un des inventeurs du style renaissant à Florence au début du XV e siècle,
est encore actif dans la seconde moitié siècle. L’artiste se renouvelle et expérimente
alors de nouvelles voies. A partir des années 1440, il s’intéresse à l’expression des
passions de l’âme : il crée de grandes scènes religieuses qui atteignent une sorte
d’expressionnisme. Il cherche à donner corps à tous les sentiments de la manière la
plus visible possible, comme dans le bas-relief représentant la Crucifixion, sculpté vers
1455. Les corps sont ravinés, les postures osées, les expressions des visages exacerbées,
l’espace est rempli par l’agitation des personnages, avec un effet quasi-pictural dans le
traitement très ductile du bronze, rehaussé d’or.
Cette recherche du pathétique est un filon volontiers exploré par les artistes dans le
domaine de la sculpture religieuse. De pair avec l’émergence d’une piété plus
individualisée (la Devotio moderna), les artistes cherchent à exprimer les émotions les
plus profondes, afin de toucher les ressorts intimes de l’âme du fidèle. Voici
l’impressionnante Déploration du Christ de Giovanni Angelo Del Maino, vers 1500 :
autour du Christ étendu sur son linceul, tout le répertoire des émotions humaines face
à la mort se développe sur les visages des saints personnages assistant à la scène –
effroi, peine, peur, tristesse. Dans ce théâtre des sentiments, tous les personnages,
sculptés grandeur nature et polychromes, sont liés entre eux par des jeux de regards et
de gestes extrêmement dramatiques. C’est dans le nord de l’Italie que cette
iconographie, venue de l’autre côté des Alpes, connaît son plus grand succès.
A la fin du XV e siècle, un retour au calme s’opère, dans la sculpture comme dans la
peinture : une nouvelle orientation de l’art repousse l’emphase narrative et recherche
une beauté idéale, l’intériorité de l’être humain. Les formes s’adoucissent, les
expressions deviennent paisibles, l’idéalisation et la stylisation sont poussées plus loin et
l’étude anatomique du corps est mise au service de la recherche d’une perfection
formelle qui reflète la pureté de l’âme.
Michel-Ange arrive au bout de ce filon avec son monumental David, inauguré en
1504, en tension parfaite entre force tranquille et calme assuré. Avec ce chef-d’œuvre,
l’artiste est d’emblée considéré comme le plus grand sculpteur vivant et est appelé à
Rome, cœur battant de la Renaissance en ce début du XVI e siècle. Les papes
successifs, issus de grandes familles italiennes, tentent depuis soixante ans de faire de la
ville la digne héritière de la Rome des empereurs grâce à d’ambitieux projets
d’embellissement de l’espace public. Les célèbres Esclaves du Louvre devaient faire
partie du projet mis au point par Michel-Ange pour le monument funéraire du pape
Jules II dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens. Au cœur d’une église, le fidèle aurait
pu voir le déhanchement rythmique, la souplesse des contours et la puissance de la
musculature de l’Esclave mourant, la tension entre la forme serpentine et entravée de
l’Esclave rebelle et son regard tendu vers le ciel, vers l’espérance. Ces sculptures illustrent à merveille la lutte de l’âme pour s’extirper des chaînes du corps, résumant à
elles seules, comme une allégorie, toute la quête des sculpteurs italiens à l’été de la
Renaissance.
Tancrède Hertzog