À l’occasion du cent-cinquantième anniversaire d’Henri Matisse (1869-
1954), le Centre Pompidou lui rend hommage au travers de l’exposition
« Matisse, comme un roman », riche de plus de 230 œuvres et 70 documents et
archives.
Il n’y a guère que les artistes pour faire remonter à la plus tendre enfance la naissance d’une vocation. A-t-on déjà entendu le contrôleur des impôts, l’archiviste ou la mercière nous jurer, la main sur le cœur, que tout petit, déjà… ? Imagine-t-on le futur agent immobilier écrire aujourd’hui, sur ses cahiers d’écolier : « Être Stéphane Plaza ou rien » ? Mais les artistes… Le comédien racontera qu’à la crèche il rêvait déjà de monter sur les planches, la pianiste de se produire au Carnegie Hall, et quant au joueur de guitare, est-ce qu’on ne l’a pas vu se gratter le ventre au berceau ? Le pire est encore l’écrivain, qui dans l’écho de ses premiers vagissements croit entendre un quatrain d’alexandrins parfaits, avec césure à l’hémistiche. Mais combien sont-ils à pouvoir prétendre réellement – sans recomposer a posteriori le passé pour l’édification du public – n’avoir jamais voulu faire que ça ? Combien sont-ils, pour un Mozart qui haut comme trois pommes composait déjà des menuets, ou un Picasso qui peignait des scènes de corrida avant l’âge de raison, à n’avoir jamais pratiqué ni même songé pratiquer, enfant, l’art qui devait plus tard leur valoir une gloire éternelle ?
Longtemps, Henri Matisse s’est foutu de la peinture. Il n’en faisait pas, ne voulait pas en faire, et rien – mais alors rien – ne l’y prédisposait. Le lieu où il passe son enfance ? Bohain-en-Vermandois, un trou paumé de l’Aisne. Les parents ? Ils tiennent un commerce de grains. Les études ? Ce qu’on fait quand on ne sait pas quoi faire : du droit. Les débuts dans la vie ? Clerc de notaire, à Saint-Quentin. Le notariat… On imagine Matisse y faire carrière, devenir un homme tel que Balzac les décrit, « gros et court, bien portant, vêtu de noir, sûr de lui, presque toujours empesé, doctoral, important surtout ». On l’imagine ne jamais se soucier de peinture, prendre femme, lui faire des enfants, bien manger et bien boire, vieillir, rédiger son testament, mourir enfin. Dans L’Anomalie, Hervé Le Tellier nous donne la meilleure définition du destin qu’on ait pu lire à ce jour : « une cible qu’on dessine après coup à l’endroit où s’est fichée la flèche. » La flèche, pour Matisse, s’est fichée dans la peinture ; on dira que c’était là son destin.
Comme souvent, cela s’est joué à peu de choses ; il s’en est fallu d’un cheveu qu’Henri Matisse ne peignît pas. En 1890 – il a vingt ans –, l’appendicite le cloue au lit pendant des mois… Une femme qu’il a pour mère lui offre une boîte de couleurs… Un peintre amateur qu’il a pour voisin l’initie à la peinture, et ça lui plait – c’est peu dire que ça lui plait. Au point qu’il fait ses adieux à l’étude de notaire, monte à Paris, prépare l’examen d’entrée aux Beaux-Arts, échoue, fréquente les Arts décoratifs, tente à nouveau les Beaux-Arts, finit par être admis dans l’atelier de Moreau.
La figure de proue du symbolisme pressent que son élève va « simplifier la peinture ». Formule contre laquelle Aragon s’inscrit en faux dans Matisse, roman, compilation d’articles et d’entretiens, de conférences à propos du peintre et de son œuvre : « Matisse a rendu plus complexe le problème de peindre, compliqué la peinture, posant devant tous les peintres à venir l’exigence de l’invention, une exigence incessante, qui dès le début de ce siècle ouvre les temps nouveaux de la peinture. » Au début pourtant les temps nouveaux se font attendre ; Aragon lui-même en convient : « Les Matisse à proprement parler, dans les premiers temps, natures mortes ou scènes d’intérieur, peu éclairés, de couleurs sans éclat, ne font en rien prévoir ce que sera le Matisse que nous connaissons ».
Lui-même au tournant du siècle n’a pas l’air de se connaître : son maître mort, il se cherche, tâtonne, expérimente l’autoportrait, déterminant son identité de peintre en même temps qu’il esquisse sa propre figure : il semble hagard, apeuré, l’œil vague et la bouche entrouverte, comme effrayé d’avoir libéré la couleur. Cinq ans plus tard, sur le portrait que Derain fait de lui la pipe aux lèvres, il a l’air plus serein, et ressemble à s’y méprendre à Perrier LaPadite, c’est-à-dire à Denis Ménochet dans la scène d’ouverture d’Inglorious Basterds, de Quentin Tarantino. On est en 1905, c’est l’année du fameux Salon d’Automne où sa Femme au chapeau fait scandale : le voilà propulsé chef de file d’une nouvelle esthétique qui reste encore à définir, mais qu’on appelle déjà le fauvisme.
Cézanne, à qui Matisse vouait une immense admiration, disait vouloir étonner avec une pomme ; c’est avec une fenêtre que Matisse étonnera : elle lui permet de ne pas séparer l’intérieur de l’extérieur en montrant la continuité de l’espace. D’Intérieur à Collioure (1905), « nouvelle conception de la lumière, disait Derain, qui consiste en ceci : la négation de l’ombre », à La Porte-fenêtre à Collioure (1914), selon Aragon « le plus mystérieux des tableaux jamais peints », il n’aura de cesse de reprendre le motif, matissien par excellence.
On ne saurait le réduire à ses fenêtres, que l’on peut voir en nombre au centre Pompidou. « L’importance d’un artiste, considérait Matisse, se mesure à la quantité de nouveaux signes qu’il aura introduits dans le langage plastique. » Les siens sont innombrables. Sa vie durant, au long d’une œuvre menée sur plus de cinq décennies, il n’aura eu de cesse d’innover, de se réinventer pour continuer à produire, soixante-cinq ans après sa mort, un éblouissement sur qui se campe assez longtemps devant ses œuvres. Connaisseur ou non de Matisse, on y trouvera son compte, que l’on préfère ses premiers tableaux, ses illustrations pour le livre Jazz, ou encore la profondeur, la légèreté de ses papiers gouachés, découpés et collés sur papier marouflé, comme la série de Nus bleus ou le Nu aux oranges.
Pour notre part, c’est la simplicité linéaire, l’épure des dessins à l’encre de Chine qui nous émeut le plus. Matisse y parvient à « dire le maximum avec le minimum de moyens », comme dans ce Portrait de Louis Aragon (1942). Et nous attardant devant ce dessin, les yeux grands ouverts au-dessus de nos masques, on est laissé rêveur en songeant à l’amitié qui lia ces deux-là, Matisse et Aragon, le peintre et le poète… Il y aurait là-dessus tout un roman à écrire, qui commencerait par leur rencontre : « C’était pendant la guerre, en 1941 sous le soleil de Nice, square Gilletta… »
NOTA BENE
Matisse, comme un roman
Centre Pompidou
Du 21 octobre 2020 au 22 février 2021