Expressionisme, constructivisme, dadaïsme, surréalisme : Victor Brauner (1903-
1966) aura contribué à tous les mouvements d’avant-garde du XXe siècle avant de fixer, par des formes volontairement simples, voire primitives, quelques-unes des stations de sa plongée dans l’inconscient.
« Le tableau est une technique initiatique qui me pousse dans mes zones secrètes et
intérieurs et me fait découvrir en moi des choses très importantes », confiait Brauner à Alain Jouffroy, dans un entretien, en 1961. Et d’ajouter : « Le tableau surgit des plus profondes zones de l’instinct, fait appel à l’instinct, communication sans préjugé. »
Toute sa vie, Brauner aura essayé de déchirer le rideau, passer derrière le miroir. Enfant, il
avait surpris son père se livrant à des séances de spiritisme. Il a été frappé, aussi, par les
superstitions populaires nées du passage de la comète de Halley, en 1911, interprétée comme annonciatrice de quelque malheur à venir. Le climat politique et social, dans sa Moldavie natale, n’avait d’ailleurs rien de rassurant, si bien que la famille, fuyant les émeutes paysannes, s’était installée un temps à Hambourg, puis à Vienne.
De retour à Bucarest après la fin de la guerre, le jeune Brauner s’inscrit à l’Ecole des
Beaux-Arts, dont il est toutefois rapidement écarté pour indiscipline. Avec le poète Ilarie
Voronca, il fonde une revue dadaïste, 75 HP, y publie des essais de « picto-poésie »,
conjugaison de lettres et d’images, et organise, en 1924, sa première exposition personnelle. Elle le pose comme une des figures marquantes de l’avant-garde roumaine et le pousse à faire un premier séjour à Paris, capitale encore incontestée alors des lettres et des arts en Europe, voire dans le monde. D’autres Roumains l’y avaient précédé, ou allaient le suivre, comme Tristan Tzara, Mircea Eliade, Jacques Hérold, Cioran, Brancusi, Ionesco. A Paris, il découvre la peinture métaphysique de Giorgio De Chirico et les premières manifestations surréalistes. Il fait la connaissance de Marc Chagall, Robert Delaunay, Benjamin Fonda, Claude Sernet, qui tous le confortent dans sa volonté de rompre avec les canons de la peinture académique et de chercher au-delà des frontières de la vie consciente de nouvelles sources d’inspiration dans le rêve, le cauchemar, l’hypnose, l’hallucination. L’inconscient était à la mode dans ces années-là.
En 1929, le jeune Brauner participe à une exposition d’art nouveau à Bucarest et montre
ses premières peintures d’inspiration futuristes, cubiste et surréaliste, dont le Portrait de Mme R. B. L’année suivante, il retourne à Paris, se rapproche d’Alberto Giacometti et d’Yves
Tanguy, qui l’introduisent dans le groupe surréaliste. Breton l’adoube aussitôt et donne une
préface au catalogue de sa première exposition personnelle à la galerie Pierre Loeb, en 1934 : « L’imagination chez Brauner est violemment déchaînée (…). La grande marmite nocturne et immémoriale gronde au loin (…). Cervelle de chat, plumes de paons, trognons de choux, coquilles d’œufs, agate, scrupules de loup se sont étroitement unis à toupie, cabine de bain, yeux de verre, portemanteau, boîte d’allumettes, scaphandre ressortissant au pire scabreux moderne pour parfaire une substance émanent véritablement de l’inconscient collectif. » Pour Breton, Brauner sera le peintre magique par excellence ; il fera d’ailleurs l’acquisition de toute une série de ses toiles, dont Hitler, L’étrange cas de Monsieur K., L’Invitation au viol et bien d’autres. Et Brauner laissera de Breton un des meilleurs portraits.
Désormais, il participe à toutes les activités du groupe, ainsi à l’Exposition internationale
du Surréalisme aux Burlington Galleries, à Londres, en juin 1936, et, en décembre de la même année, à Fantastic Art, Dada, Surrealism au MoMa, à New York, puis, en 1938, à
l’Exposition internationale du Surréalisme de la galerie des Beaux-Arts, à Paris, qui sera
également présentée à la galerie Robert, à Amsterdam. En 1931, Brauner avait fait son
Autoportrait à l’oeil dénucléé ; en 1938, il perdit réellement un oeil dans une bagarra entre
Oscar Dominguez et Esteban Francés. Pour Breton, outre un peintre magique, Brauner est en plus le peintre de la prémonition. On connaît l’attrait qu’exerçaient sur les surréalistes les voyantes.
Cet intérêt pour les états seconds de la conscience n’a pas détourné Brauner de la politique. Tout comme ses amis surréalistes, il est parmi les premiers à dénoncer la montée du nazisme. Sympathisant un temps avec les communistes, ils se détourne d’eux au moment des procès de Moscou. L’Occupation l’oblige à se cacher : n’est-il pas étranger ? et juif de surcroît ? Rejoignant Breton, Chagall, Max Ernst, Lévi-Strauss et d’autres candidats à l’émigration vers les Etats-Unis à la ville Air-Bel, à Marseille, il essaie vainement d’obtenir un visa pour les Etats-Unis. En attendant, il participe à la création du Jeu de Marseille, variation sur le tarot, dont le joker est le Père Ubu. Après avoir été caché quelques semaines par René Char, Brauner finit par se réfugier dans les Hautes-Alpes, où il continue à travailler dans des conditions particulièrement précaires, utilisant souvent des matériaux de fortune, comme le bois ou la cire. Il continue son exploration des tréfonds du moi, poussant toujours plus avant son intérêt pour l’ésotérisme, l’occultisme, l’alchimie. De retour à Pris, il s’installe rue Perrel, dans l’ancien atelier du Douanier Rousseau. En 1947, il participe à l’exposition surréaliste à la galerie Maeght, où il présente son être-objet Loup-Table. Il l’avait d’abord créé sous forme d’un tableau et ce fut André Breton, semble-t-il, qui le poussa à le réaliser en trois dimensions.
Menacé d’expulsion comme tous les Roumains en situation irrégulière dont le régime
stalinien installé désormais à Bucarest réclamait l’extradition, il se réfugie quelque temps en Suisse. Sa peinture s’assombrit, devient presque monochrome, mais renoue aussi avec
l’humour noir de Dada. Après quelques années de brouille avec les Surréalistes – mais quel
est le membre du groupe qui n’a pas passé par des brouilles, des exclusions et des
réconciliations ? -, il réintègre le mouvement et participe à l’Exposition intRnatiOnale du
Surréalisme (EROS) à Paris. Mais la reconnaissance internationale est tardive. Ce n’est que
l’année précédant sa mort, qu’une première rétrospective, à Vienne, en 1965, essaie de rendre justice à celui qui, en 1967, représentera, in absentia, la France à la Biennale de Venise. En France, une seule grande exposition, en 1972, a eu lieu, au Musée national d’art
moderne. C’est donc pour la première fois depuis près de cinquante ans, que se trouvent
réunis plus d’une centaine d’oeuvres de ce rêveur éveillé, qui n’a cessé de se raconter à
travers ses tableaux : « Ma peinture est autobiographique, disait-il. J’y raconte ma vie. Ma vie est exemplaire parce qu’elle est universelle (…) Ma peinture est aussi symbolique et elle est chaque fois un message, pas un message métaphysique, mais un message direct et poétique (…). Chaque chose est personnifiée par une forme, chaque forme est personnifiée par une chose (…). » Le moment est venu de laisser agir pleinement la magie de sa peinture.
Robert Kopp