Cette rétrospective au Musée communal d’art moderne d’Ascona, au bord du lac Majeur, est le troisième volet d’une exposition itinérante ayant déjà posé ses valises dans deux hauts lieux de l’expressionnisme allemand, à la Lenbachhaus de Munich et au musée de Wiesbaden. Commissariée par Mara Folini, et réalisée avec le soutien des Archives
Jawlensky à Muralto et celui de la Fondation Marianne Werefkin, elle ambitionne de mettre
en lumière la relation complexe entre ces deux artistes, couple moins mythique mais non moins mystérieux que celui qui unissait jadis Frida Kahlo et Diego Rivera. Pas moins de cent œuvres se voient ici rassemblées. Y avait-il meilleure étape ultime pour cette exposition que la ville du Tessin où Marianne Werefkin vécut ses derniers jours?
Quand on est un artiste peintre né sur les terres de l’Empire russe dans les années dix-huit cent soixante – à Torjok pour Jawlensky, à deux cent dix-sept kilomètres au nord-ouest de Moscou, et pour Werefkin à Toula, à cent quatre-vingt-treize kilomètres au sud de cette même ville – il n’est pas de meilleure formation que l’atelier de Répine. Ce grand observateur, maître de la représentation historique comme naturaliste, ce monstre de la monstration au prénom si éloquent – Ilia – tient en effet un atelier à Moscou, après un séjour de trois ans en Europe occidentale. Il s’est rapproché du mouvement des Ambulants, un phalanstère de jeunes artistes d’avant-garde, et son enseignement est couru.
Marianne von Werefkin y arrive presque naturellement, comme une goutte de rosée suit les nervures d’une feuille. Née en 1860 d’une mère peintre d’icônes, qui l’encouragera à suivre la même voie, et d’un père commandant du régiment d’Ekaterinbourg dans l’Oural, elle grandit à Vilna, actuelle Vilnius en Lituanie, où son père favori du tsar est un jour muté. Très tôt douée, recevant une éducation aristocratique, elle entre dans une école de dessin à quatorze ans: est-ce son trait que l’on repère, son sens de la couleur? Toujours est-il qu’on
la retrouve quelques années plus tard (en 1886, pour certains, pour d’autres dès 1880) dans l’atelier du grand maître, plaque tournante de la peinture du moment, telle qu’elle se fait, telle qu’elle se pense. Une date assurée, 1888 : Werefkin se blesse la main qui tient le pinceau lors d’une partie de chasse. Était-ce une de ces chasses au loup, ou bien à l’ours, dont étaient friands les aristocrates russes et les peintres du XIXe siècle qui aimaient les croquer? Portait-elle un de ces longs fusils à tabatière, que l’on charge par la culasse? Qu’importe, le résultat est le même. Notons que la jeune femme, par cette activité connotée, n’a pas vraiment quitté son milieu. Par la suite, elle tente de réinventer
son art à partir de son infirmité, comme Django Reinhardt – qui, lui, était né dans une roulotte. Cet accident pèsera autant sur sa vie que sa rencontre avec un jeune peintre, de cinq ans plus minot qu’elle, Alexej Jawlensky.
Orphelin de père à huit ans, celui-ci est empreint de son milieu de petite noblesse militaire. Les pérégrinations de sa famille l’ont mené jusqu’en Pologne où il vit sa première expérience religieuse devant une icône, dans une église. La suivante, plus spirituelle, adviendra à seize ans, lorsqu’il assistera à l’Exposition mondiale de Moscou. Dès lors, il ne cesse plus de peindre, même quand il entre à l’école militaire; quand, à vingt ans, il est
nommé lieutenant à Moscou, il profite de son temps libre pour fréquenter les artistes. De fil en aiguille – ou de palette en pinceau –, il croise la route de Répine en 1890. C’est là que le vieux maître, dans son atelier, fait les présentations : Alexej, Marianne, Marianne, Alexej. On imagine sans mal l’homme de l’art, dans la dernière ligne droite de sa vie, bientôt rangé des diligences, arranger par paires ses ouailles prometteuses, et y trouver du plaisir, par procuration. Marianne portait-elle ce jour-là sa vareuse qu’on lui voit sur un autoportrait de 1893 ? Le courant, ainsi que six années, passent. Le jeune couple achève sa formation au contact de Répine; puis Jawlensky le militaire est démobilisé – verbe étonnant puisque
de fait, il bouge. Le ménage bourgeonnant se retrouve à Munich.
Là, ce ne sont que rencontres, dîners, cocktails. Le couple tient salon. Par ailleurs, Jawlensky comme Werefkin continuent leur infinie formation auprès d’Anton Ažbe, Pygmalion des impressionnistes slovènes. C’est pourtant pour Werefkin une période où, d’un seul coup, comme un souvenir d’enfance revient, le poids de son éducation traditionnelle se fait de nouveau sentir: elle juge sa propre production incapable de renouveler l’art en profondeur, ce qui la disqualifie à ses yeux. Et, comme on place toute sa mise sur pair ou impair, sur passe ou manque, elle veut se consacrer à la carrière de son homme. Mais celui-ci la déçoit: Jawlensky, en 1902, fait un enfant avec une domestique, Hélène Neznakomova. Ils parviennent quelque temps à vivre façon Beauvoir, Sartre et
Lanzmann. Et puis il y a l’enfant.
Lituanie, Crimée, Bretagne, Bavière, ce drôle de couple à trois n’en finit pas de bouger avant de s’installer en Suisse, où ils passent la Première Guerre mondiale à l’abri des canons. Cette vie menée tambour battant a pour épilogue la séparation de Jawlensky et Werefkin en 1921; lui part pour Wiesbaden en Allemagne, où il épouse Hélène Neznakomova en 1922, et où il mourra quelques années plus tard ; Werefkin, elle, reste à Ascona, dont elle écrira dans ses Lettres à un inconnu : «Ascona m’a appris à ne mépriser rien d’humain, à aimer de la même façon l’immense fortune de la créativité et la misère de l’existence matérielle, et à les porter en moi comme un trésor de l’âme.»
Les tableaux de ce duo sont similaires au premier abord; une même façon russe, entre Soutine et Kandinsky – qu’ils connurent – de conjurer l’âpreté de la vie par des couleurs jaspées, des formes arrangeantes. Mais pour l’observateur attentif, il y a chez Werefkin une mélancolie des grands espaces, une poétique de ces routes qui se perdent à l’horizon et dans lesquelles on devine une vie ballottée par l’incertitude géographique, la précarité
du foyer. Cette nostalgie lui appartient. Comme, à son amant, partenaire et rival, appartiennent les portraits expérimentaux, parfois au diapason du cubisme, à commencer par celui – inoubliable – de la danseuse allemande Clotilde von Derp, une des mille artistes que croisa ce couple inspiré, un des regards qu’il fixa pour l’éternité.
Clément Bénech