La photographie aura occupé une place considérable dans la vie et l’œuvre de l’écrivaine-
voyageuse, une découverte que le Centre Paul Klee de Berne met en lumière pour la première fois.
La jeune fille noire se tient debout, les bras croisés, sur le pas d’une cour intérieure dont on devine le dénuement; sa tête est tournée vers la droite et son regard, amusé ou gêné, échappe à l’objectif (ill.). Pris en 1936 à Cincinnati (États-Unis), ce cliché nous parle, comme le reste du corpus photographique d’Annemarie Schwarzenbach, de cette décennie trente qui court de l’après-crise de 1929 aux premiers soubresauts de la Seconde Guerre mondiale, de cette entre-deux-guerres à la folle cadence qu’elle a observée sur tous les continents: entre 1933 et 1942, on la retrouve au Proche-Orient et en Asie centrale, aux États-Unis, en Europe, en Afrique centrale et en Afrique du Nord.
En 1933, quand elle entreprend son premier voyage en Espagne en tant que journaliste, Annemarie a vingt-cinq ans – elle est née en 1908 dans une famille d’industriels zurichois aisée, une famille aimante mais dont les préceptes de vie se révèlent à l’opposé des siens (notamment son homosexualité, son anti-fascisme revendiqué et l’amitié subversive qui la lie à Erika et Klaus Mann, les deux enfants de l’écrivain allemand Thomas Mann). Très vite, parallèlement à une activité d’écriture journalistique qui s’intensifie et qui l’amène à voyager hors de Suisse (elle écrivit près de trois cents articles de presse et collabora en particulier avec les titres de presse suisse, le Zürcher Illustrierte et le National Zeitung), elle photographie. Bien qu’elle puisse nous apparaître aujourd’hui comme une version pionnière et féminine de grande reporter voire de «photo-journaliste», c’est en tant qu’ écrivaine qu’Annemarie Schwarzenbach se percevait et espérait voir reconnaître son talent. Aux yeux d’un plus large public, elle incarnait et incarne encore la figure de la voyageuse, une nomade moderne qui reste associée à l’Asie mineure et centrale, un Orient qui la fascine et dont elle visite les régions entre la Turquie, l’Irak et l’Iran jusqu’en Afghanistan à quatre reprises. De son vivant, la photographie est subordonnée au texte, qu’elle accompagnait toujours; elle se trouve réduite à un statut documentaire et à des visées d’illustration. La sélection exposée au Centre Paul Klee, issue des sept mille clichés photographiques de l’écrivaine voyageuse conservés en marge de sa correspondance, de ses manuscrits de romans et de ses articles de presse dans les archives littéraires de la Bibliothèque nationale suisse, démontre toute la qualité artistique des clichés de l’écrivaine suisse, une fois sortis de leur contexte journalistique.
Les photographies attestent d’abord d’un regard aigu et sans concession sur les conditions sociales et politiques de son temps. Sans pour autant ne jamais passer à des actes de résistance concrets contre la montée en puissance des idéologies fascistes en Europe, comme la pressait son amie Erika Mann, l’écrivaine témoigne de l’appauvrissement de l’après-crise de 1929, de la montée des extrémismes en Europe, de la modernisation de la société et plus largement, de ce «nouveau monde» industriel sur lequel elle pose un regard ambivalent. Les États-Unis tiennent à ce titre une place à part dans ses voyages: elle s’y rend à plusieurs reprises et y réalise parmi ses meilleures photographies dans des régions industrielles et minières touchées de plein fouet par la crise comme en Pennsylvanie ou dans les États du sud du pays où la ségrégation raciale faisait rage. En 1936, elle entre pour la première fois en contact avec le FSA (Farm Security Administration), une entité créée par l’administration du «New Deal» qui emploie des photographes comme Dorothea Lang ou Walker Evans pour documenter l’état de misère du pays et soutenir les efforts de redressement. L’influence de cette photographie réaliste dans laquelle la pauvreté et la misère sont représentées sans filtre se révèle déterminante sur elle et la suite de ses clichés de voyage. Une position parfois difficile à assumer pour la Suissesse qui constate dans l’un de ses reportages: «nous faisions des photos et c’était si gênant d’utiliser ce tas de misère comme «sujet».»
Contrairement à son amie Ella Maillart, avec laquelle elle effectue un voyage vers l’Afghanistan en 1939, le regard photographique de la journaliste ne se fait pas ethnographique, et à de rares occasions seulement, anecdotique (ill. 2). C’est vers le portrait ou la photographie de paysages que vont ses préférences. Les représentations d’anonymes ou de connaissances photographiés souvent seuls, parfois en groupe, sont sobres et empreints de respect; à l’instar de ses écrits, ils explorent les notions de déracinement et d’étrangeté au monde. Les portraits de coloniaux réalisés lors de son dernier voyage au Congo belge en 1941-1942 (ill.) paraissent tout particulièrement empreints de mélancolie et de solitude: regards perdus dans le lointain, frêles silhouettes vêtues à l’européenne qui contrastent avec le cadre naturel hostile qui les environne. De ses vues de paysages, qu’ils soient industriels ou désertiques et qu’elle photographie le plus souvent vides de présence humaine, se dégage un calme qui contraste avec l’agitation de sa propre vie. Les immensités des espaces asiatiques fascinaient Schwarzenbach: ils communiquent une forte impression de liberté en même temps qu’un sentiment flou de perte de repère. Comme un miroir d’elle-même qui noyait dans les voyages, la dépression et la toxicomanie, un profond mal de vivre qui l’accompagna jusqu’à son décès accidentel à l’âge de trente-quatre ans en 1942, ses clichés dégagent une nostalgie et une mélancolie que résume tout à la fois le terme allemand de «Sehnsucht», intraduisible en français. «Notre vie ressemble à un voyage et c’est ainsi que le voyage me paraît moins être une aventure dans des territoires étrangers qu’une image concentrée de notre existence», écrit-elle dans le National Zeitung en janvier 1939. L’irrépressible envie de partir, très présente dans ses écrits, est intimement liée à l’expérimentation de la nostalgie: «Pourquoi quittons-nous cette contrée des plus aimables au monde? Qu’est ce qui nous pousse à partir en Orient sur des routes désertes?», marque-t-elle au dos d’une photographie du col du Simplon alors qu’elle quitte la Suisse pour l’Orient en 1939. C’est de cette fuite permanente que semblent témoigner d’un même élan et ses écrits et ses photographies.
Ingrid Dubach-Lemainque
Départ sans destination, Annemarie Schwarzenbach, Photographe. Centre Paul Klee, Berne, jusqu’au 9 mai 2021.