Ce printemps, le musée d’Orsay propose un panorama de l’art suisse de Ferdinand Hodler à Félix Vallotton et de Giovanni Segantini à Augusto Giacometti.
Depuis les années deux mille , le musée d’Orsay cherche à faire davantage connaître au public français les foyers artistiques étrangers. Ainsi, plusieurs expositions dédiées à l’art italien, britannique, germanique et scandinave ont été organisées. Quant à l’art suisse, il reste, au tournant du XXI e siècle, encore largement méconnu, bien que trois rétrospectives ambitieuses aient été consacrées à Arnold Böcklin (2001-2002), Ferdinand Hodler (2007) et Félix Vallotton (2014, aux Galeries nationales du Grand Palais). Sans prétendre à un panorama exhaustif, cette exposition invite à découvrir des personnalités à la fois ouvertes aux grands courants européens et participant au développement des avant-gardes tout en étant profondément ancrées dans le paysage culturel et intellectuel suisse. Ainsi, l’œuvre d’un Ernest Biéler oscillant entre primitivisme rural, symbolisme et Art nouveau. Ses scènes de la vie rurale sont traitées dans un style qu’il a baptisé le « graphisme », caractérisé par une ligne sinueuse enserrant des surfaces planes et juxtaposées, une palette claire et mate, et l’abandon de l’huile au profit de l’aquarelle, de la gouache et de la technique de la tempera à l’œuf.
Mais, c’est Ferdinand Hodler qui, pour la critique, incarne le peintre suisse par excellence. Elle en fait le représentant d’un style pictural national, à la fois vigoureux et sobre, à l’image de son Guillaume Tell peint en 1897. Si, à l’Exposition universelle de 1900 à Paris, Hodler n’obtient pas de Grand Prix, sa participation aux expositions de la Sécession viennoise entre 1900 et 1904 est pour lui une consécration. Il devient alors l’icône d’une modernité helvétique à vocation européenne et internationale, à laquelle s’identifieront de nombreux peintres suisses. Cette modernité participe du principe de composition qu’il met en place, dans lequel les éléments agissent comme des échos visuels, principe que l’on ne retrouve, à cette époque, que chez Cézanne. Avec ces répétitions de formes semblables sur la surface de la toile, ces symétries qu’il qualifie de « parallélismes », Hodler pensait pouvoir découvrir l’ordre de la nature.
Si Hodler, avec Giovanni Segantini, s’affirment comme les protagonistes majeurs du symbolisme européen, se dessine dans leur sillage, une génération de jeunes peintres qui, soutenus par un réseau de collectionneurs, ambitionnent de conquérir les structures artistiques qui se mettent en place en Suisse, tout en cherchant une reconnaissance au-delà des frontières. Ces artistes, formés en France, en Allemagne ou en Italie pour certains, explorent avec audace et originalité la puissance expressive, symbolique et décorative de la ligne et de la couleur, pour peindre des sujets ancrés dans l’environnement, le paysage et la culture suisse. Parmi eux, Cuno Amiet et Giovanni Giacometti, considérés comme les représentants d’une nouvelle peinture qui revendique le primat de la couleur dont ils sont parmi les premiers, en Suisse, à en explorer les éclats lumineux. En 1892-1893, Amiet séjourne à Pont-Aven, en Bretagne, où il découvre l’art de Paul Gauguin et de Vincent Van Gogh. Pas à pas, il assimile le synthétisme de Gauguin, apprend à simplifier son trait mais aussi à s’aventurer dans des harmonies de couleurs vives, posées par aplats, aux contours sombres sans empâtements. À l’instar de Van Gogh, Amiet opte pour une couleur dominante, comme dans Paysage de neige (1904), une toile atypique de grandes dimensions, réalisée en marge des recherches picturales contemporaines, étonnant par la démesure de la surface accordée aux blancs qui mettent en valeur la tache sombre d’un skieur. Farouche apôtre du primat de la couleur, Amiet est invité en 1906 à rejoindre la communauté artistique « Die Brücke »,à Dresde. « Nous nous permettons de vous demander si vous êtes d’accord pour entrer dans notre groupe « Die Brücke ». C’est à l’unanimité que nous vous avons reconnu comme l’un des nôtres et nous espérons que vous comprendrez notre association comme un effort à soutenir des desseins artistiques semblables aux vôtres. […] Notre groupe se réjouit infiniment d’avoir trouvé en vous un précurseur et un pionnier », lui écrit Erich Heckel.
Par les récits que lui fait Amiet de son séjour à Pont-Aven, par ses propres lectures et visites d’expositions, Giovanni Giacometti connaît la peinture de Gauguin, sa réduction des formes et des couleurs, ses contours nets. Il est aussi impressionné par la façon dont Paul Cézanne renouvelle les méthodes de la représentation. Sa touche constructive et surtout ses principes de modulation des couleurs sont une révélation pour lui. Il va plus loin encore que son modèle dans la retranscription des effets de la lumière sur la coloration, s’autorisant des contrastes forts, faisant scintiller les objets et projetant des ombres colorées. Cette vigueur, il l’emprunte à Van Gogh, tout comme l’intensité de la touche et les longues stries colorées qui font écho aux touches en forme de bâtonnets du peintre hollandais. Mais contrairement à la façon de peindre de Van Gogh, impulsive et extatique, les coups de pinceau de Giovanni Giacometti suivent toujours un ordre bien établi et structuré, comme dans la Vue de Capolago, peinte vers 1907. Sous l’effet de ces touches précises et parallèles, la lumière, l’absence de contours et l’effet structurant des taches colorées contribuent à brouiller la silhouette des objets. Ainsi, la valeur intrinsèque de la couleur revêt davantage d’importance que la reproduction mimétique.
Augusto Giacometti, le cousin de Giovanni, fait également partie de ceux qui, en Suisse, au début du XX e siècle, contribuent à donner à l’image une autonomie, notamment en offrant à la couleur son indépendance par rapport à l’objet. Pour l’artiste, la couleur est un phénomène purement lumineux et comme dématérialisé. Il applique cette couleur à la spatule, par touches pâteuses et espacées. Ce semis de touches de couleur qui recouvre librement toute la toile, cet « all-over », donne à l’œuvre un aspect de détail découpé arbitrairement dans un ensemble plus grand. Sans qu’il s’agisse d’un programme artistique en soi, mais plutôt en faisant du chromatisme un moyen privilégié d’expression et de composition, Augusto Giacometti atteint au non-figuratif. Ne reste-t-il plus qu’un pas à faire pour aller vers l’abstraction ?
Ainsi l’exposition du musée d’Orsay témoigne de la volonté de la scène suisse de fonder, au tournant du XX e siècle, un art à la fois helvétique, singulier et moderne mais aussi de faire connaître et reconnaître son existence. Si l’Helvétie n’a pas été le berceau des Kandinsky, Malevitch ou Mondrian, icônes du non figuratif et de l’abstraction, dont ils sont aussi les théoriciens, elle n’en est pas moins un pays engagé dans la voie du modernisme. Une preuve que bel et bien la Suisse compte sur l’échiquier artistique international.
Camille Lévêque-Claudet
Modernités suisses ( 1890-1914 ), Musée d’Orsay, Paris jusqu’au 27 juin 2021.