LE REGARD RETROUVÉ, ALBERTO GIACOMETTI

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Avec un génial acharnement, Alberto Giacometti a quêté le mystère de la vie dans le regard humain. « Seul le regard compte », disait Giacometti. « On a la volonté de sculpter un vivant, mais dans le vivant il n’y a pas de doute, ce qui le fait vivant, c’est son regard ». Ces phrases suffisent à montrer quel était pour cet artiste le but ultime de l’art, et même son but unique : faire surgir la vie, la vraie, du plâtre ou de la toile. Cette vie dont l’œil humain est le lieu de passage, ou plutôt le foyer, et le témoin suprême. Bien sûr, la carnation d’un visage, sans parler de son expression, jouent aussi leur rôle. Mais au service du regard. L’œil du Scribe accroupi, sculpture égyptienne fameuse, est en verre. Giacometti le déplore, et lui préfère un masque des Nouvelles-Hébrides, certes beaucoup moins raffiné, mais qui ne s’est pas contenté de « l’imitation d’un œil » : il a fait de la tête tout entière « le support du regard ». C’est pour la même raison qu’Alberto admire les portraits du Fayoum, dont les grands yeux sont doublement vivants : parce que leur peintre a su les animer, et parce qu’ils accompagnent les morts et les sauvent ainsi du néant. Car on s’en doute : un artiste à ce point obsédé par la vie l’est aussi et d’abord par la mort. Une expérience précoce et traumatisante de confrontation brutale avec un homme mort – avec l’absence...

Avec un génial acharnement, Alberto Giacometti a quêté le mystère de la vie dans le regard humain.

« Seul le regard compte », disait Giacometti. « On a la volonté de sculpter un vivant, mais dans le vivant il n’y a pas de doute, ce qui le fait vivant, c’est son regard ». Ces phrases suffisent à montrer quel était pour cet artiste le but ultime de l’art, et même son but unique : faire surgir la vie, la vraie, du plâtre ou de la toile. Cette vie dont l’œil humain est le lieu de passage, ou plutôt le foyer, et le témoin suprême. Bien sûr, la carnation d’un visage, sans parler de son expression, jouent aussi leur rôle. Mais au service du regard. L’œil du Scribe accroupi, sculpture égyptienne fameuse, est en verre. Giacometti le déplore, et lui préfère un masque des Nouvelles-Hébrides, certes beaucoup moins raffiné, mais qui ne s’est pas contenté de « l’imitation d’un œil » : il a fait de la tête tout entière « le support du regard ». C’est pour la même raison qu’Alberto admire les portraits du Fayoum, dont les grands yeux sont doublement vivants : parce que leur peintre a su les animer, et parce qu’ils accompagnent les morts et les sauvent ainsi du néant. Car on s’en doute : un artiste à ce point obsédé par la vie l’est aussi et d’abord par la mort. Une expérience précoce et traumatisante de confrontation brutale avec un homme mort – avec l’absence de regard de son œil déserté – a marqué le jeune Giacometti, lui donnant pour toujours une soif angoissée de la vie. Ce traumatisme se répéta d’ailleurs par deux fois dans son existence, comme si une malédiction contraignait son corps vivant à partager la couche des morts. Il faut ajouter, parmi ses expériences mortifères, la vision de victimes calcinées par les bombes nazies qui frappaient les colonnes de l’exode, en juin 1940. Giacometti ne voulut jamais dormir sans une lumière allumée auprès de son lit. Cette angoisse enfantine en dit long.

Mais on comprend aussi que son génie créateur ait trouvé dans une si profonde souffrance, une si constante oppression du cœur, malgré elle et grâce à elle, les moyens d’exprimer la vie, dans des portraits peints ou sculptés avec une force probablement unique au vingtième
siècle. Bien sûr, l’œuvre de Giacometti ne se résume pas à ses portraits. L’artiste fut dans sa jeunesse compagnon de route des surréalistes ; il peignit, dessina, grava de multiples paysages, de sa région natale ou de Paris ; il illustra des ouvrages littéraires ; il sculpta 2  des groupes de statues en pied. Il conçut un décor pour En attendant Godot. Tout cela est vrai. Néanmoins, sa fascination pour l’œil et le regard ne se dément jamais. En pleine période surréaliste, il réalise une œuvre intitulée Pointe à l’œil. Comme son titre l’indique, c’est une longue tige qui va crever un œil arraché de son orbite, un œil déjà mort en somme, mais qui sous cette menace reprend une horrible vie. Et dans ce qui est peut-être son chef-d’œuvre de cette période, l’Objet invisible, les yeux aveugles, en forme de roues, ne sont pas la partie la moins fascinante. Enfin, l’une de ses créations les plus proches de l’abstraction, la Tête qui regarde, une simple plaque de gypse creusée de deux légères dépressions, nous contraint doucement à voir, dans l’un de ces creux, un œil – heureusement vivant cette fois-ci.

Oui, l’œuvre de Giacometti est immense et multiple, mais son souci premier, on dirait presque sa tâche essentielle, sur laquelle il va se concentrer de plus en plus farouchement au fil des ans, c’est le portrait ; et la recherche, dans le portrait, du regard vivant. En sculpture comme en peinture. Son frère Diego et sa femme Annette poseront des centaines de fois pour lui permettre d’affronter ce mystère. Il fera souffrir, sur la misérable chaise de paille qu’il leur impose dans son atelier miteux, bien d’autres sujets, le plus célèbre étant sans doute Jean Genet. Et c’est devant la tâche du portrait que Giacometti connaîtra ses pires défaillances et ses pires désespoirs. Mais c’est aussi, probablement, l’entreprise qui le conduisit au plus près de son rêve presque prométhéen : recréer la vie.

Alberto Giacometti, Buste d’Annette, 1962, bronze, Fondation Giacometti Paris © Succession Giacometti ProLitteris Zurich

Pour cela, il soumettait ses modèles à la torture de l’immobilité absolue, et parfois davantage encore : trouvant que les cheveux de sa femme Annette le gênaient dans sa quête du visage et du regard, il lui demanda de bien vouloir se raser la tête. Elle ne le fit pas, mais Giacometti passa outre, en lui donnant à l’occasion un crâne chauve, sans nez et sans bouche – avec des yeux terriblement intenses. Ou alors, lorsqu’il travaille au portrait de David Sylvester ou de James Lord, c’est lui-même qu’il torture en reprenant, effaçant, détruisant dix fois, vingt fois le travail de plusieurs heures ou de plusieurs jours, jurant qu’il ne vaut rien, désespérant de lui-même et de l’art.

Ce fut encore pire lors d’un épisode que les biographes ont appelé « la crise de 1958 ». Giacometti s’était mis en tête de réussir à tout prix le portrait du Japonais Isaku Yanaihara qui, arrivé au terme de son séjour à Paris, finit par repousser son départ, et cela plusieurs fois, parce que l’artiste dévoré d’insatisfaction le suppliait de rester : « Ça commence », disait-il. « Quel dommage que vous partiez au moment où ça commence. […] vous devriez rester encore un an ». « Je vous en prie, il faut tenir encore quelques jours… ». Et Yanaihara resta, et les 3 séances continuèrent durant des semaines, toujours plus longues et douloureuses, ponctuées par les cris de désespoir de l’artiste qui se traitait d’incapable et de lâche.

Il était tout le contraire, car il faut un singulier courage pour affronter la tâche qu’il s’était donnée. Pour peu qu’on la comprenne littéralement, cette tâche était insurmontable : un tableau, une sculpture peuvent restituer métaphoriquement la vie d’un regard, mais ils ne peuvent pas supplanter notre vie défaillante, arrêter le travail de la mort. Les grandes œuvres que Giacometti révérait par-dessus tout  (l’art des Cyclades, de Sumer, d’Égypte ; Cimabue, Giotto, la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon) appartiennent à des époques de foi, où la mort n’était pas le néant, où les artistes pouvaient sereinement capter dans leurs sculptures ou leurs peintures un reflet d’éternité. Giacometti veut, lui aussi, l’éternité. Seulement il n’est pas croyant, et son siècle ne l’est plus guère. Ce qu’il cherche est donc, strictement parlant, inaccessible.

Alberto Giacometti dans son atelier, 1951 Photo © Michel Sima, Archives Fondation Giacometti, Paris

Mais ce qu’il trouve dans cette quête sans espoir est d’un prix infini. Ce n’est pas une victoire littérale sur la mort. C’est la présence, dans les regards hallucinés et profonds de ses modèles, d’une vie certes caduque, certes angoissée, mais palpitante à cause de cela même. On pourrait parler du « regard retrouvé » chez Giacometti, comme Proust parle de temps retrouvé. Le Narrateur proustien ne rattrape ni ne remonte le temps, mais ce temps irrémédiablement passé, il le ressaisit pourtant, il le recueille dans les mains de l’œuvre. Giacometti fait de même pour le regard. Il le sait et le sent d’avance perdu par la mort, et c’est ainsi qu’il nous l’offre vivant.

Étienne Barilier

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