Massimo Listri, Florentin né en 1953, est photographe mais aussi collectionneur et esthète. Depuis quarante ans, il documente à travers ses photographies les plus beaux intérieurs du monde, palais, bibliothèques, lieux à l’abandon, cabinets de curiosité, églises et châteaux avec un style aulique, clair et pur, qui a séduit les plus grandes revues – AD et FMR au premier chef. Depuis quelques années, des expositions lui sont consacrées dans le monde entier tandis qu’il publie ouvrage sur ouvrage pour conserver la mémoire des plus beaux lieux patrimoniaux. À la rentrée prochaine, il va recréer la revue mythique FMR, créée par son ami Franco Maria Ricci, disparu en 2020, et à laquelle il a toujours collaboré.
Comment est née votre vocation pour la photographie d’architecture et d’intérieur en particulier ?
La vocation pour ce genre de photographie est née quand j’étais adolescent : à seize ans, je développais mes photos dans des chambres noires puis, à dix-sept ans, ma dernière année de lycée, je collaborais déjà avec plusieurs revues de photographie. J’ai ensuite entrepris des études de lettres mais j’ai laissé tomber au bout d’un an car j’étais déjà complètement pris par le travail photographique. Je passais mes nuits à développer mes clichés jusqu’à cinq heures du matin !
La passion pour l’architecture, elle, ne s’explique pas. C’est un instinct. Et c’est surtout une passion pour les intérieurs. Je me souviens que quand j’étais petit, ma chambre était en évolution permanente, je la modifiais tout le temps, je la redécorais sans arrêt, elle était très originale. Et mon père, qui était un journaliste et un critique littéraire éminent, la faisait visiter à ses amis quand ils venaient à la maison. L’architecture a toujours été mon pain quotidien, à tel point que certains pensent que je suis aussi architecte, car j’ai cette capacité à choisir le bon cadrage, le bon point de vue, pour saisir au mieux l’esprit d’une oeuvre architecturale. D’ailleurs, les architectes pensent souvent savoir photographier l’architecture, mais ce n’est pas vrai. C’est un autre travail. C’est un genre en soi, pour lequel il faut un talent, un pouce vert, une habilité particulière. C’est la même chose pour les autres genres de photographie : je ne saurais pas, par exemple, photographier la mode. Mais quand on est jeune, on touche un peu à tout et, à cette époque, j’ai aussi fait de la photo de théâtre et des portraits (ceux de Pasolini, de Henry Moore, Ezra Pound ou Eugenio Montale par exemple, qui étaient des amis de mon père).
À vingt ans, j’ai laissé tomber les petits appareils et je suis passé à la chambre photographique, avec banc optique, alors que tous les autres photographes travaillaient avec le format 6:6, bien plus simple à utiliser.
Puis sont venus la collaboration avec FMR au début des années quatre-vingts, les grands livres de photographies et, enfin, les expositions de votre travail…
Oui, le vrai saut de qualité est survenu en 1982 quand j’ai connu avec Franco Maria Ricci, le fondateur de la revue FMR. FMR et Architectural Digest sont les deux revues qui m’ont lancé. Quand, il y a douze ans, j’ai commencé à organiser des expositions avec mes grandes photographies d’un mètre ou de deux mètres (cela fait douze ans seulement qu’on peut imprimer des images en haute définition aussi grandes), j’ai pu me replonger dans des archives d’images déjà prises depuis trente ans, celles que j’avais faites pour FMR. J’avais fait pour cette revue des reportages sur les palais, les bibliothèques, tous ces lieux magnifiques qui sont le conservatoire des arts des siècles passés. À la même époque, à côté de ces reportages sur les intérieurs, je photographiais aussi des lieux plus métaphysiques – que je ne publiais pas –, des lieux abandonnés, des lieux en restauration. J’ai développé, en parallèle, une oeuvre personnelle et privée qui ne m’a pas servi sur le moment mais que j’ai utilisée quand, plus tard, j’ai voulu organiser des expositions de mon travail. Mes grands livres sur les bibliothèques ou sur les cabinets de curiosités, parus chez Taschen, puisent aussi dans le même matériel. Un an avant moi, une photographe allemande, Candida Höfer, a publié un livre sur les bibliothèques. Franco Maria Ricci m’a alors appelé et m’a dit : « Tu sais, il y a une photographe allemande qui copie ton style me semble-t-il. » En effet, cela faisait plus de vingt ans que je photographiais les bibliothèques d’Europe vides avec de grandes perspectives. Le livre sur les bibliothèques de Taschen utilise des photos prises sur un arc temporel très étendu puisque tous les trois ou quatre numéros de FMR, je publiais un reportage sur les bibliothèques. Quand j’ai proposé à Taschen l’idée du livre, il ne me manquait qu’une dizaine de bibliothèques fondamentales
que je n’avais jamais eu l’occasion de photographier, comme la bibliothèque Sainte- Geneviève de Labrouste à Paris et la bibliothèque du Palais de l’Escurial, près de Madrid.
Justement, on le voit bien dans vos clichés des grandes bibliothèques, pris sur plus de vingt ans, votre style n’a pas changé. On ne sent pas la différence d’époque entre ces clichés. De même, depuis votre jeunesse, vous vous intéressez surtout à l’architecture d’avant l’ère moderne, et aux espaces insignes, là où ont oeuvré les plus grands artistes et décorateurs: pourquoi ?
Il y a eu un changement de qualité technique mais, oui, mon style est le même déjà depuis le début des années quatre-vingts. Les photos numériques ont dépassé la qualité de l’analogique pour ce que je fais. Maintenant, avec l’appareil que j’utilise je parviens à une précision de quatre cents millions de pixels, l’appareil prenant seize clichés qu’il assemble lui-même. Pour un livre, cette définition ne sert à rien – c’est comme aller au supermarché en centre-ville avec une Ferrari en roulant à trente à l’heure. Mais pour les photographies que j’imprime à l’occasion des expositions, cette qualité est fondamentale, c’est elle qui donne un effet tridimensionnel à mes images. Il n’y a aucune perte de détail. Mais le style, l’idée, le cadrage, le goût est toujours le même depuis mes débuts avec FMR dans les années quatre-vingts. Là où j’ai évolué, c’est pour le choix des sujets : maintenant, je fais des photos aussi un peu plus abstraites. En ce moment, je suis en train de terminer un livre de trois cents cinquante pages sur la Villa Torlonia, une villa privée de Rome où se trouve la plus belle collection d’archéologie en mains privées au monde : pour ce livre, je travaille avec de belles lumières naturelles de manière classique, comme j’ai toujours fait pour ce genre de sujets et comme je continuerai à le faire. Mais en parallèle, je développe ces séries plus contemporaines avec une recherche plus métaphysique : ce sont celles que j’aime montrer lors des expositions, comme les clichés de l’auditorium Ibirapuera de Niemeyer à São Paulo, qui frisent l’abstraction.
Vous prêtez une grande attention à la construction de l’image, toujours très symétrique, qui transmet calme, majesté et harmonie : quel est le sens de ce travail de composition ?
Pour moi, tout s’établit dans un principe d’harmonie celui qui donne un équilibre formel mais qui procure aussi de la sérénité. Dans mes photos, le désordre le plus total dans l’ensemble donne parfois un équilibre. C’est le cas avec les phots des cabinets de curiosités, qui sont l’espace de l’accumulation par excellence, de l’horror vacui. C’est mon oeil qui recherche cette harmonie, un oeil entraîné depuis des années et des années, qui entend toujours réinventer les espaces, la façon de cadrer, d’utiliser les lumières, pour atteindre suavité et légèreté selon un principe d’ordre et d’équilibr . Tout ce travail très précis est en fait le résultat de mon instinct : beaucoup de peintres qui ont un style très particulier n’ont jamais d’idée préconçue de ce qu’ils font, ils sont même incapables d’expliquer pourquoi ils peignent ainsi et pas autrement. Leur style sort du tube de peinture, c’est tout. Voilà, mon style, bien que formellement géométrique, n’a rien de mathématique contrairement à ce que l’on pourrait croire.
Vos photographies entendent-elles sublimer le lieu qu’elles captent ou votre idée est-elle de rester fidèle à la réalité ?
Il y a deux cas de figure : parfois, je suis fidèle –quand il s’agit d’un reportage, disons, documentaire par exemple –, parfois je réinterprète l’espace en le réinventant, en le rendant plus aulique, plus solennel. Beaucoup de photographes qui photographient l’architecture sont illustratifs, purement documentaires. Pas moi. Je cherche quelque chose d’intemporel, tout en restant fidèle à la réalité : c’est un interstice très mince dans lequel j’essaie toujours de me placer. Mes images sont des photographies de lieux joyeux, de beaux espaces, ce ne sont pas des images de désolation, de guerre, de misère : elles doivent transmettre la sérénité, c’est ce que je recherche déjà dans le choix du lieu, ces magnifiques palais et ces bibliothèques sublimes sont des lieux pour la joie des yeux et le repos de l’esprit. La sérénité du lieu, je la magnifie ensuite dans le traitement propre à mon style photographique.
À travers vos photographies d’intérieurs, on a l’impression que vous souhaitez créer un archétype de ces lieux insignes – l’image défi- ARTPASSIONS 64/mars 2021 19 ENTRETIEN AVEC MASSIMO LISTRI nitive et parfaite, la meilleure qui ait jamais été produite –, à une époque, la nôtre, de l’image de consommation, où tout est photographié et publié sur Facebook et Instagram à longueur de journée et par tout le monde.
J’ai cette volonté de créer un archétype, la meilleure image possible pour tel ou tel lieu, qui a déjà été photographié mille fois – les musées du Vatican, le palais du Quirinal par exemple. Et c’est vrai, je m’intéresse aux lieux iconiques. Mais pas seulement. Il y a une belle phrase sur moi de Vittorio Sgarbi, que j’aime citer : « Les espaces sont silencieux et vides, le regard de Listri ne croise pas les hommes, il lit l’harmonie des choses, les symétries, les rapports entre les colonnes et les voûtes, une métaphysique perpétuelle, les espaces vivent sans vie, Listri en récolte l’âme, l’intime sacralité, et dans les symétries voulues par les hommes, il y a l’ombre du dessein de Dieu. » L’architecture est déjà la réalisation de l’âme humaine guidée, selon certains – Platon par exemple –, par la connaissance de proportions divines. J’ai aussi photographié des espaces laids, abandonnés, détruits – les églises abandonnées et vandalisées de Naples, par exemple : mais une fois capturés par le biais de la photographie, ils paraissent beaux, esthétisés. C’est la touche artistique qui opère cette transformation, c’est mon style qui veut cela. Par conséquent, l’espace n’a pas forcément à être beau lui-même, bien que je sois attiré par les grandes architectures, là où ont oeuvré des artistes insignes, architectes, peintres et sculpteurs, car je suis passionné par le génie créatif de l’Homme.
Vous êtes Florentin, vous aimez l’histoire : vos photographies, en pleine lumière, sans effets d’ombre et sans recherche dramatique, me font penser à une définition de la peinture de la Renaissance florentine, celle de Fra Angelico et Piero della Francesca, au sujet de laquelle on a parlé de « peinture de lumière » : une peinture organisée par cette lumière généreuse et puissante qui découpe les formes, met en valeur les couleurs, unifie l’espace pictural… Revendiquez-vous cette filiation picturale ?
Je crois qu’on assimile l’influence des peintres et des autres artistes qui nous ont précédés de manière inconsciente. Il y a Piero della Francesca 20 ARTPASSIONS 64/mars 2021 ENTRETIEN AVEC MASSIMO LISTRI et les Florentins de la Renaissance mais aussi Vermeer, par exemple, qui lui aussi travaille en pleine lumière : ils ont influencé mon style sans que ce soit un processus volontaire. Je me souviens que dès mon adolescence, je dévorais les livres sur la peinture. À force de regarder des reproductions de Masaccio, Uccello, Pisanello, je les ai assimilés, c’est vrai. Le rôle de la peinture est décisif dans mon travail de photographe. On me demande parfois quels sont mes photographes de référence : aucun, pour moi ce sont des peintres ou des films – des scènes de films. Les réalisateurs qui m’ont le plus nourri sont Antonioni, Welles, Kurosawa et, bien sûr, Bergman. Je suis fasciné par leur science du cadrage, la beauté d’un premier plan net, propre qu’ils parviennent à dégager. Mais jamais je ne me suis dit que j’allais expressément étudier tel cinéaste ou tel peintre pour m’en inspirer. C’est comme l’intertextualité en littérature : un livre est, toujours, même si on n’y pense pas, le résultat des lectures qu’on a faites au cours de sa vie.
Les intérieurs que vous photographiez sont toujours vides de présence humaine. Pour quelle raison ?
Je fais sentir la présence humaine dans la construction de l’espace. La présence humaine, c’est le fait d’avoir érigé le bâtiment que je photographie. Je ne photographie jamais la nature, car ce qui m’intéresse c’est, justement, l’empreinte de l’être humain. Même s’il n’y a pas de présence humaine dans mes photographies, il y a une présence spirituelle qui est celle de l’homme. Comme motif photographique, la figure humaine ne m’intéresse pas vraiment, sauf sous forme artistique : j’ai pris des photos de sculptures et de bustes, comme ceux du Bernin ou de Messerschmidt. Comme la sculpture est statique, je peux me l’approprier : grâce aux lumières, je peux créer les expressions que je veux. Le visage humain, lui, prend trop possession de l’image : la force de l’expression, l’intensité du regard… non, je me sens trop influencé.
Avec quelle lumière et quel matériel travaillezvous pour réaliser vos clichés ?
J’ai souvent travaillé avec des éclairages artificiels pour de petits espaces. Mais pour les grands espaces qui m’intéressent désormais, je ne peux travailler qu’avec une lumière naturelle. Ce qui a pour conséquence que je ne peux pas toujours prendre ma photo quand je le souhaite : si la lumière n’est pas la bonne ce jour-là, si ce n’est pas la bonne saison pour que la lumière passe ou ne passe pas par telle fenêtre, alors je dois renoncer ou attendre le bon jour et les bonnes conditions d’illumination. Autrefois, faire ces photos étaient très fatigant : il fallait plusieurs valises très lourdes pour transporter le matériel nécessaire. Depuis j’ai vieilli, mais grâce à la technologie, aujourd’hui, tout mon matériel tient dans une petite valise. Là où on perd le plus de temps maintenant, ce n’est pas sur l’aspect technique, mais sur les autorisations qu’il faut obtenir pour photographier les espaces qui m’intéressent. En Italie, je n’ai plus de problèmes, car on me connaît. Mais à l’étranger, je dois me faire aider par des amis pour avoir des permis, sinon il faut que j’attende des mois et des mois. Quand je travaillais pour Ricci, on m’ouvrait toutes les portes, car tout le monde de la culture écrivait pour FMR: les conservateurs et directeurs de musées écrivaient les articles que je devais illustrer, je n’avais plus qu’à leur demander de m’ouvrir les portes de leurs musées et palais.
Quels ont été les espaces les plus difficiles à photographier? Y a-t-il des clichés auxquels vous avez dû renoncer car la lumière n’était jamais bonne, par exemple?Je n’ai pas vraiment ce problème car, avant de m’attaquer à un lieu, je fais de longs repérages, pour comprendre où doit tomber la lumière, à quelle saison et à quelle heure de la journée survient le bon éclairage. Je veux une lumière très particulière pour mes clichés car s’il y a trop d’éclairage, par exemple, cela donne des reliefs accusés, ce qui crée une photo maniérée, trop poussée. Ce n’est pas ce que je recherche – je veux être présent tout en étant absent. Ce qui compte, c’est magnifier le lieu, afin de lui rendre justice, c’est comme une déclaration d’amour.
Vous arrive-t-il de reprendre en photo un même intérieur à des années de distance? Qu’est-ce qui change ?
Bien sûr. Très récemment – il y a deux mois –, aux musées du Capitole, à Rome, j’ai demandé l’autorisation de photographier à nouveau la Salle des Empereurs, que j’avais déjà documentée il y a des années. Je voulais refaire la photo pour mon exposition qui aura lieu prochainement au musée des Offices, à Florence. Quand je suis arrivé dans ladite salle, je me suis rendu compte qu’ils avaient modifié la muséographie, en changeant des couleurs, en plaçant au plafond un horrible lampadaire ; ils ont même fait un trou pour créer un passage pour un ascenseur… La salle était moins belle que la première fois que je l’avais photographiée. Et, hélas, je dois dire que dans les musées, les beaux espaces historiques, qui devraient être protégés et transmis intacts – comme des oeuvres d’art à part entière –, empirent toujours avec le temps : à cause des normes toujours plus contraignantes, on rajoute des alarmes, des barrières, toutes sortes de choses qui polluent l’harmonie des lieux. Je me suis donc rendu compte que mes images documentent parfois des états qui n’existent plus : je suis déjà un photographe historique ! Au château de Rosenborg, au Danemark, j’avais pris une photo d’anciennes armoires remplies de Naturalia, avec des nautiles, des coquillages magnifiques. Depuis, ils ont supprimé ces belles armoires pour mettre à leur place des vitrines modernes, aux normes : c’est mieux pour la conservation, mais l’espace perd de sa poésie, de son harmonie, de son unité. Il est
amoindri. Or, il n’existe pas de belles images en couleurs de l’état d’origine de cette pièce du château, à part la mienne…
Le critère esthétique est fondamental dans votre travail. Vous recherchez des beaux endroits, des conservatoires de la beauté, que vous immortalisez en grand format. Or la plupart de ces lieux appartiennent au passé. Que pensez-vous du sens de beau aujourd’hui, dans notre société contemporaine ?
Mais on ne parle plus de beau aujourd’hui! Quand cela arrive-t-il de se dire : « Tiens, ils ont fait quelque chose de beau en architecture aujourd’hui ? » Peu l’admettront, mais tout le monde pense ça. De temps en temps, il arrive, bien sûr, de voir quelque belle construction nouvelle, comme le pont de Calatrava près de Reggio Emilia ou ce-lui de Renzo Piano à Gênes, édifié pour remplacer le pont Morandi qui s’est écroulé. Mais ce sont des gouttes d’eau dans un océan de béton, de plastique et de verre : aujourd’hui, le laid est devenu une esthétique car il n’y a plus de culture du beau, plus d’éveil au goût, qui provient d’une éducation. Et, comme pour tout, on s’habitue au laid : à force d’en voir partout, des maisons laides, des aéroports, des gares, des écoles laides, on finit par l’accepter. Ce n’est pas ce que je défends : mes photographies entendent transmettre une esthétique de la beauté. Autrefois, les commanditaires des oeuvres d’art étaient des gens éduqués, qui avaient une admiration sans borne pour la culture. Aujourd’hui, il faut dire ce qui est, les commanditaires sont des nouveaux riches qui n’ont aucune culture, des personnes devenues milliardaires du jour au lendemain, avec l’argent pour seul culte. Le dernier exemple en date est le « fameux palais » sur la mer Noire, récemment révélé dans un documentaire : ce n’est que du toc, on dirait les maisons des boss mafieux. Ces gens pensent faire du classique ! Ils vont visiter la chambre à coucher de Louis XIV avec son baldaquin à Versailles et ils se disent que c’est ça qu’il faut faire aujourd’hui. Mais même en
copiant des chefs-d’oeuvre, ils arrivent à créer des horreurs, des summums de vulgarité et de kitsch. Tout ce qui compte pour eux c’est le luxe, l’argent, la puissance brute que cela transmet, pas la beauté et le raffinement, qui nécessitent un entraînement de l’oeil et de l’esprit, chose qu’ils n’ont pas et qui ne les intéresse pas. C’est dans un domaine très spécifique qu’il y a encore du beau aujourd’hui : dans le design, dans les automobiles,
les bateaux – c’est-à-dire dans le champ industriel. Étrangement, dans le champ artistique et, en particulier, architectural, c’est la négation du beau qui prédomine. Il suffit de voir les faubourgs et banlieues de nos villes modernes : voilà ce qu’on a construit depuis la Seconde Guerre mondiale. Personne ne viendra me dire que ce sont de beaux espaces, qui donnent envie d’y vivre!
Vous êtes aussi collectionneur, comme l’était Franco Maria Ricci, et vous avez rassemblé dans votre maison à Florence des centaines d’oeuvres de toutes les époques, où vous avez créé une sorte de refuge…
Oui, j’ai même créé une fondation, non par vanité, mais pour préserver ce que j’ai rassemblé et bâti chez moi depuis des années, afin que cela ne soit pas dispersé. Beaucoup de personnes et de groupes viennent visiter ma maison, non parce qu’elle déborde de chefs-d’oeuvre mais parce que c’est un ensemble cohérent et original. L’oeuvre, c’est la maison, l’intérieur – comme dans mes photographies, le parallèle est évident. Quand je collectionne, je m’intéresse à toutes les périodes : dans l’entrée, il n’y a que de l’archéologie, avec des statues, des fragments, des têtes, des bustes. Dans la bibliothèque, c’est le Seicento. Ailleurs j’ai de l’art moderne, du XIXe siècle, des oeuvres extra-européennes etc. J’aime aussi associer les objets et les époques. Mon goût est celui d’un accumulateur, comme celui des esthètes du XIXe siècle, avec leurs maisons-musées, à l’instar de Sir John Soane à Londres, dont la demeure est un des lieux que je préfère au monde. Je continue à décorer cette maison grâce à la vente de mes photographies car je veux que ma demeure devienne l’oeuvre de ma vie : c’est une construction matérielle de ma personnalité et de son évolution depuis des années, comme le reflet de mon âme. Chaque semaine, j’achète quelque chose de neuf, la décoration de ma demeure est donc en perpétuelle évolution. Je ne saurais pas dire quand cette oeuvre sera achevée et donc prête à être immortalisée par la photographie : c’est une oeuvre sans fin.
Où achetez-vous?
J’achète particulièrement en galerie, chez les antiquaires, assez peu aux enchères. Je ne collectionne pas la photographie étonnamment, je préfère la peinture classique, la sculpture. En termes de chronologie, j’arrive jusqu’à au XXe siècle, avec, par exemple, une oeuvre de Fernand Léger de 1923, que j’ai associée à une sculpture africaine en bronze. J’ai aussi mis une sculpture en bois d’art océanien à côté d’un tableau de Botero, que l’artiste m’a donné. J’achète la qualité, peu importe la période. La seule chose que je n’aime pas, c’est l’Art nouveau… C’est éclectique mais, avec mon oeil, je crée des associations qui fonctionnent, des fusions de contraires – une chose qui ne se fait plus dans les musées, où on sectionne tout, les tableaux italiens d’un côté, la sculpture de l’autre etc.
Vous documentez-vous beaucoup sur les architectures que vous photographiez et sur les oeuvres que vous collectionnez ?
Bien sûr, j’ai une connaissance suffisante de l’histoire de l’architecture pour identifier tout de suite les différentes époques de construction dans un même lieu, pour voir que telle partie d’une salle a été refaite au XIXe siècle, que telle autre est une reconstitution ou bien qu’elle est dans son état d’origine. Je baigne tellement dans cet univers que cette capacité est devenue instinctive. Par ailleurs, grâce à mon activité de collectionneur, je me documente beaucoup sur l’art : pour être un bon collectionneur, il faut être un connoisseur. Il faut se rendre aux expositions, lire les catalogues, trouver la provenance et l’historique d’un objet chiné chez un antiquaire. La collection est mon violon d’Ingres, à côté de la photographie, et les deux se rejoignent à travers cette passion du beau.
Changeons de sujet une dernière fois : quel était votre rapport avec Franco Maria Ricci, cet homme de grande culture, collectionneur comme vous ?
Dans les années quatre-vingts, il y a eu une grande ferveur de création de nouvelles revues d’art en Italie. Avant, il y avait peu de belles revues. AD Italie a été crée en 1981, c’était la première version européenne de ce magazine américain fondé en 1920. Je me suis fait présenter le directeur d’AD par un ami. Je suis devenu leur photographe de référence. Puis, il y a eu FMR. J’ai rencontré Ricci en 1981 car j’avais demandé à une revue allemande de faire un reportage sur les lieux où vivaient les éditeurs et Ricci avait, déjà à l’époque, une belle maison d’édition. Nous avons sympathisé tout de suite, je l’ai déposé en voiture après notre entretien et pendant le trajet nous avons beaucoup parlé. Et nous nous sommes revus dès la semaine suivante. C’est alors qu’il m’a dit : « Je prépare une revue, FMR.» Il connaissait mon travail et il m’a dit qu’il voulait que je collabore avec lui, puisque qu’il avait décidé que la photographie allait avoir une place très importante dans sa revue. À Milan, j’ai ensuite rencontré le critique d’art Vittorio Sgarbi et, ensemble, on a créé à la revue. Nous étions vraiment amis, Ricci et moi : nous partions en vacances ensemble, à New York par exemple, et quand j’allais à Milan, j’étais son hôte. FMR était la plus belle revue du monde, comme l’a définie Jacqueline Kennedy : une maquette d’une grande élégance, ce fond noir qui mettaient en valeur les photos détourées, un format particulier, des textes des plus grands noms de l’écriture et de l’histoire de l’art (Italo Calvino, Borges, Federico Zeri, Pope Hennessy et j’en passe). Tout ce qu’il y avait de mieux, Ricci l’avait contacté. À l’époque, Ricci payait un article pour FMR un million de lires : c’est comme si, aujourd’hui, on payait deux ou trois mille euros un critique ou un journaliste pour un seul article. Je me souviens que Sgarbi était scandalisé car il était payé deux cent mille lires par les journaux où il écrivait alors que pour mes reportages je gagnais dix fois plus.
FMR a cessé de paraître il y a quelques années et Franco Maria Ricci est mort l’année dernière mais, avec quelques autres, vous avez racheté la marque FMR en décembre et la revue va renaître de ses cendres en 2021.
Depuis que Franco est mort, l’année dernière, avec sa veuve, Laura, son neveu Eduardo Pepino et quelques autres, nous avons décidé de refonder FMR. Le numéro 0 devrait sortir en septembre et sera soumis au public. Nous avons modifié quelques petites choses : le logo a été conservé mais un peu affiné – on a supprimé le trèfle. À l’intérieur, il y aura quelques changements mais nous sommes encore en train de travailler sur le graphisme. Le modèle économique est ce qui va devoir évoluer. À l’époque, la force de FMR, c’était les abonnés. À un moment, la revue en a soixante-dix mille – à tel point que la revue n’était même pas vendue en kiosque ! Il y avait dix pages de publicité au maximum, cinq au début, cinq à la fin : quand on a autant d’abonnés, il n’y a même plus besoin de la publicité. Cela faisait de FMR un véritable livre d’art, un bel bjet, bien plus qu’une revue. Aujourd’hui, ce modèle économique n’est, évidemment, plus possible. Nous allons lancer une version internet en parallèle à la revue mais nous allons tout faire pour retrouver des abonnés, en créant « Les amis de FMR », avec de vieux amis mais aussi de nouveaux soutiens : si on arrive à avoir dix mille abonnés, ce serait une victoire et un gage de pérennité. C’est le but avoué car ce sont les abonnés qui permettront de préserver l’esprit unique de cette oeuvre d’art qu’a toujours été FMR.
Vous n’avez cessé de parcourir le monde depuis quarante ans, y a-t-il encore des lieux que vous n’avez pas encore photographiés et auxquels vous avez envie de vous consacrer ? Bien sûr, il me manque beaucoup de choses en Angleterre, par exemple : des châteaux, des palais, des villas, notamment des endroits décorés par Robert Adam. Pour la sculpture, je voudrais aller photographier Chatsworth. Puis, il faut que j’aille à Philadelphie photographier un immense temple maçonnique de la fin du XIXe siècle, qui renferme une salle en style néo-égyptien. J’aime sortir de l’Europe et me confronter à autre chose que l’architecture occidentale : en septembre, je dois aller en Inde, où je n’ai jamais été, photographier leurs grandes demeures. C’est aussi une manière de réinventer les choses : photographier est toujours une interprétation, et le lieu devient autre chose selon l’angle, la lumière, les réglages. Les beaux endroits, heureusement, ne manquent pas.
Propos recueillis par Tancrède Hertzog