Partageant ses ateliers entre Genève et Dakar, l’artiste sénégalais Omar Ba transpose en de chatoyantes compositions oniriques ses questionnements et ses inquiétudes sur l’état du monde. Exposées dans les musées et les galeries du monde entier, ses oeuvres connaissent un engouement grandissant auprès des collectionneurs.
De sa haute stature, Omar Ba nous accueille avec un large sourire dans les locaux de la Galerie Templon, qui lui consacre une magnifique exposition dans sa succursale de Bruxelles. Sous le titre un brin énigmatique d’Anomalies, s’y étale une inquiétante procession de chefs d’état imaginaires, créatures imposantes et cravatées semblant gangrénés par une animalité féroce. Car sous l’apparente douceur de la palette (dont ce « bleu onusien » qui est l’une de ses signatures), l’on devine les obsessions de cet artiste tiraillé entre deux mondes : son Afrique natale où demeure l’essentiel de sa famille, et cette Suisse qui l’a accueilli en 2003 pour parfaire sa formation picturale à La Haute école d’art et de design de Genève, et lui a ouvert les portes du marché de l’art et des collectionneurs. Son talent singulier sera en effet très vite repéré par le galeriste Guy Bärtschi, qui lui consacrera une première exposition en 2010…
SOUS UN VOILE DE DOUCEUR, UN DISCOURS FÉROCE…
« Mon installation en Suisse m’a permis de regarder l’Afrique avec davantage de recul et a joué un rôle de catalyseur en m’offrant des possibilités technologiques infinies. Abandonnant l’abstraction, que j’avais expérimentée à l’École nationale des beaux-Arts de Dakar, je suis passé à une écriture figurative, en élaborant une mythologie et une grammaire qui me sont propres », explique ainsi Omar Ba avec une sincérité déconcertante.
S’immerger dans l’une des compositions oniriques et vaguement inquiétantes du peintre provoque, il est vrai, un choc émotionnel que l’on n’est pas prêt d’oublier. Dans un foisonnement de textures et de couleurs d’une sophistication extrême, Omar Ba brosse ainsi des scènes dont l’apparente séduction visuelle dissimule des messages d’une violence inouïe. Dans ces théâtres hantés par des ty-rans corrompus aux allures de vautours, l’artiste dénonce au scalpel les dérives autoritaires et maffieuses de despotes croulant sous le poids de médailles imaginaires, s’insurge contre leur mauvaise gestion en temps de crise économique et sanitaire. Mais s’il traite de thèmes aussi peu aimables que le chaos, la destruction ou la dictature, l’artiste drape son discours politique d’un voile de poésie grâce à un langage pictural dont la préciosité et la virtuosité laissent pantois. « Un jour, je n’avais plus assez de peinture à ma disposition. J’ai donc utilisé le peu de pigments qu’il me restait pour les étaler et j’ai obtenu ce traitement de plumage duveteux et soyeux qui m’a paru, une fois sec, très intéressant. Au-delà de sa beauté, cet effet visuel me permet en effet d’atténuer la brutalité de mes scènes, de faire passer en douceur mon message politique », explique-t-il ainsi.
UNE GRAMMAIRE PICTURALE D’UNE EXTRÊME PRÉCIOSITÉ
On aurait tort, cependant, de réduire à un discours idéologique, aussi pertinent soit-il, les compositions hallucinées et hallucinatoires d’Omar Ba. Présentée en 2019 au Musée des beaux-arts de Montréal, l’exposition « Vision partagée » avait des allures d’opéra cosmique dont la flamboyance le disputait à l’inquiétante étrangeté.
Abolissant les hiérarchies entre les règnes végétal, animal et humain, hybridant les formes, mixant les techniques et les textures (la peinture acrylique, l’encre, la gouache, le crayon, et même le Typex !), l’artiste fait ainsi émerger de la surface d’un carton ondulé ou d’une toile au fond invariablement noir les créatures chimériques nées de son imagination. « On dit que lorsqu’on peint sur une surface blanche, les couleurs sont plus vives et qu’elles demeurent inchangées. Je n’ai jamais compris ça. Premièrement, le noir, c’est beau. Et quand je peins sur un fond noir, je me sens en sécurité. C’est-à-dire que je vois les choses clairement. Je prends un crayon blanc, ou tout autre matériau de mon choix, et je peins », se confiait ainsi Omar Ba dans le catalogue de l’exposition de Montréal.
Nulle posture, cependant chez cet artiste qui avoue « ne pas être obsédé par ce que font les autres ». Expérimentant de façon empirique et viscérale un vocabulaire plastique qui lui est propre, Omar Ba égrène inlassablement les hiéroglyphes cryptés et déroutants de sa partition picturale. On y croise ainsi Horus, l’antique dieu égyptien à tête de faucon, de farouches Seigneurs de la guerre au faciès de lion, mais aussi de jeunes adolescents dont le visage s’est métamorphosé en globe terrestre, ainsi que des figures bienveillantes de mères africaines, promesses de vie…
UNE PUISSANCE CHAMANIQUE
Mais ce qui happe davantage encore le regard, c’est bien la dimension hypnotique, voire chamanique, des oeuvres d’Omar Ba. Décrivant Afrique, pillages, arbres, richesses (2014), l’un de ses tableaux les plus célèbres, le critique d’art Roger Malbert s’extasie ainsi devant l’épiderme vibrant de cette composition baroque et chatoyante. « L’ensemble de la surface est animé, fourmillant de minuscules points, de cercles et de lignes fines. (…) Ce foisonnement de marques impressionne par sa variété et son inventivité. Il ne provoque pas tant un sentiment claustrophobique d’horror vacui (horreur du vide) qu’une jouissance exubérante, une délectation apparente dans l’ornementation voluptueuse de chaque centimètre de surface peinte », écrit-il ainsi dans Vision Partagée (Musée des beaux arts de Montréal, 2019).
À l’heure où la Galerie Wilde prépare pour ce printemps une grande exposition de l’artiste dans la ville de Bâle, il importe donc de goûter l’immense singularité de son langage pictural, « féroce et délicat » tout à la fois. Car s’il dénonce de son pinceau électrique le chaos du monde dans un tourbillon de figures et de signes, Omar Ba convoque aussi les esprits bienveillants de son enfance et fait surgir des ténèbres sépulcrales les blancs nacrés, les roses tendres et les bleus azuréens des côtes africaines. Et c’est magnifique…
DE GRANDS ARTISTES, TOUT SIMPLEMENT…
« Il faut faire attention avec le mot “africain”. On dit rarement un artiste “européen”, vous avez remarqué ? Selon moi, il convient de prendre garde à ne pas se laisser enfermer dans une catégorie, ni produire l’art que le marché attend de nous. Il faut juste faire de l’art, un point c’est tout. De même être un artiste “africain” ne sous-entend pas forcément que l’on vit en Afrique. J’aime cette idée de partager sa vie entre deux lieux. On est à la fois dedans et dehors, cela permet de prendre du recul sur les choses. J’ai bien sûr été marqué dans mon enfance par la culture de mon pays d’origine, le Sénégal. Mais j’ai aussi regardé Basquiat, ainsi que les membres du Pop Art américain, comme Jasper Johns ou Andy Warhol. J’aime aussi beaucoup le peintre d’origine russe Chaïm Soutine. Et j’ai une véritable passion pour Cézanne qui, pour moi, est un immense coloriste », nous a confié Omar Ba lors de son passage à Paris…
À l’heure où un discours politique, sur fond de « décolonisation du regard », semble quelque peu voiler l’approche sensible des oeuvres, comme il semble salutaire et rafraîchissant d’entendre un immense artiste, comme Omar Ba, clamer haut et fort cette pulsion viscérale qui surgit du fond de ses entrailles et que l’on pourrait appeler « l’impérieuse nécessité de la création » ! Il ne faudrait pas en effet que, sous couvert de repentance idéologique, les historiens de l’art et galeristes occidentaux en viennent à fabriquer selon leurs grilles de lecture et leurs critères esthétiques « l’artiste contemporain africain idéal », comme ils avaient, quelques décennies plus tôt, forgé la notion de « primitivisme ».
Dans une passionnante exposition judicieusement nommée « Ex Africa, Présences africaines dans l’art d’aujourd’hui » (qui se tient au musée du quai Branly jusqu’au 27 juin 2021), le critique d’art français Philippe Dagen tente de faire bouger les lignes en questionnant trente-quatre artistes contemporains (de Romuald Hazoumè à Pascale Marthine Tayou, en passant par Théo Mercier et Annette Messager) sur leur rapport à l’art africain, quelle que soit leur origine. La proposition est ouverte et stimulante, tout en clouant le bec à des siècles de mépris, voire de condescendance…
Mais l’on se prend à rêver de voir fleurir, en Afrique et ailleurs, davantage d’expositions monographiques mettant en lumière la vitalité de la jeune scène africaine. De Dakar, à Cotonou, en passant par Kinshasa, des photographes et des plasticiens comme Léonce Raphael Agbodjelou, Alun Be ou Steve Bandoma font en effet souffler un vent de créativité et d’audace… bien supérieur à tous les discours !