Camille Lévêque-Claudet
Pour clore son cycle impressionniste, initié en 1993, la Fondation Pierre Gianadda à Martigny consacre une rétrospective à Gustave Caillebotte.
Gustave Caillebotte, né en 1848, grandit à Paris dans une famille bourgeoise particulièrement aisée. Après une licence en droit et avoir effec-tué son service militaire pendant la guerre francoprussienne de 1870-1871, le jeune artiste est admis à l’École des Beaux-Arts de Paris dans l’atelier du peintre académique Léon Bonnat. Caillebotte a vingt-sept ans lorsqu’en 1876 il rejoint les indépen- dants, bientôt appelés les impressionnistes, à l’occasion de leur deuxième exposition. Il apporte au mouvement non seulement la conviction juvénile que se jouait là l’avenir de la peinture française mais aussi un soutien financier, grâce à un héritage, celui de son père, reçu deux ans plus tôt. Mécène et artiste, Caillebotte fait ses débuts avec des œuvres qui, pour la plupart, dépeignent la vie quotidienne dans la ville moderne. Son Raboteurs de parquet (Musée d’Orsay, Paris), refusé au Salon officiel, obtient un grand succès. Le peintre représente trois ouvriers avec un souci de précision dans le rendu des gestes, en accord avec le type d’outil utilisé, le rabot pour le premier, le racloir pour le second et la lime à affûter pour le troisième. La facture du tableau – coups de pinceau précis, formes cernées et palette sombre – semble bien éloignée de celle des œuvres présentées à la deuxième exposition impressionniste, faisant la part belle aux touches courtes et fragmentées et à l’utilisation de la couleur pure. Ce qui était novateur dans la peinture de Caillebotte, et ce qui suscitait l’attention à l’époque, était principalement le sujet lui-même : la classe ouvrière, représentée dans son activité. Le peintre élimine toute suggestion allant dans le sens d’une interprétation morale ou sentimentaliste. La vérité de ses ouvriers s’inscrit simplement dans ce qu’ils font.
La contribution de Caillebotte à la troisième exposition du groupe impressionniste en 1877 n’est pas moins ambitieuse, avec trois interprétations monumentales du nouveau Paris: Le Pont de l’Europe (1876, Musée du Petit Palais, Genève), Rue de Paris, temps de pluie (1877, The Art Institute, Chicago) et Les Peintres en bâtiment (1877, collection particulière). Plus que quiconque parmi les impressionnistes, Caillebotte se fait l’interprète de la métropole moderne. Ses tableaux de Paris sont intimement liés aux nouveaux quartiers dans lesquels il vit, celui de l’Europe et celui de l’Opéra. Ces nouveaux endroits avaient été créés dans le cadre du grand projet d’urbanisme du baron Haussmann visant à transformer la vieille capitale en une ville moderne. Sans hésiter, le peintre laisse son regard se porter vers les perspectives profondes incisées par les boulevards, quand son œil ne bute pas sur un rond-point ou un arbre. La perspective radicale avec longue ligne de fuite semble comme une confirmation de la nouvelle ère, au point de devenir pour l’artiste une façon nouvelle de voir le monde. Les lieux sont non seulement des espaces urbains mais aussi des espaces mentaux que ses tableaux contribuent à interpréter. Caillebotte fait de l’expression de la mélancolie et de la solitude du citadin un thème privilégié, représentant à plusieurs reprises un personnage contemplant depuis un point de vue élevé – une fenêtre ou un balcon – le nouveau paysage que l’on peut voir depuis les hauteurs.
C’est au sein de la propriété familiale à Yerres, à environ vingt kilomètres au sud-est de Paris, avec son parc à l’anglaise de plus de onze hectares, avec son potager ceint de murs et sa rivière, que Caillebotte trouve les autres motifs de sa peinture. Plus de la moitié des vingt-huit œuvres qu’il présente à la quatrième exposition des impressionnistes en 1879 auront pour sujet la rivière à Yerres. Tout comme la représentation de la métropole moderne, la pratique d’activités nautiques, l’aviron ou la voile, loisirs de prédilection de la bourgeoisie, est un sujet dont s’emparent les impressionnistes. Avec Caillebotte, le cadrage se resserre sur les rameurs en plein effort, sans que l’on ne voit leur visage, masqués par les chapeaux de paille. Ailleurs, au contraire, il détaille le visage d’un canotier, le regard fixé sur le niveau de la rive.
Ces scènes de vie en plein air stimulent Caillebotte à se rapprocher de l’esthétique de ses amis impressionnistes, ses couleurs devenant plus vives et ses coups de pinceau plus segmentés. Avec des paysages comme Le Pont d’Argenteuil et la Seine (1885, Museum Barberini, Potsdam), dans lequel la construction formelle se fait dynamique, la perspective découpée par le pont métallique puissante et les valeurs tonales subtiles, Caillebotte à la fois intègre une mémoire de l’impressionnisme tout en offrant de nouvelles possibilités.
Le yachting devient la véritable passion de l’artiste qui, à l’été 1880, remonte pour la première fois la Seine jusqu’à la côte normande dans le but d’aller participer à une régate. Il effectuera le voyage à plusieurs reprises durant les étés suivants. Au bord de la mer, ce ne sont ni les plages ni les baigneurs qui intéressent le peintre. Ses œuvres témoignent d’une vision originale des motifs côtiers où se reconnaissent les problématiques artistiques qui caractérisent les tableaux urbains de Paris. L’œil de Caillebotte ne se trompe pas: Deauville et Trouville, stations balnéaires à la mode depuis le Second Empire, sont devenues des extensions de la vie urbaine moderne. Sur la falaise, la route côtière, d’où l’on découvre en contrebas les villes balnéaires, lui donne à la fois une vue à vol d’oiseau qui rappelle les compositions parisiennes et des angles inattendus sur la côte avec la mer en arrière-plan et souvent une régate au loin. Son intérêt pour l’architecture moderne ne se dément pas, et les villas d’été sont regardées, par-dessus les toits, avec les mêmes yeux que les quartiers nouvellement construits de la capitale.
Si, contrairement à l’image que l’on a de l’impressionnisme, la peinture de Caillebotte est rarement fluide, souvent construite et peu spontanée, l’artiste fait preuve d’un talent incontesté. Son goût pour l’expérimentation et son engagement, combinés à une vision profondément personnelle – l’œil du peintre – l’amènent à peindre des œuvres singulières, déconcertantes par leur originalité et leur modernité. En se faisant l’interprète sans concession de la vie dans la ville de son temps, Caillebotte contribue à la radicalité de l’impressionnisme. Caillebotte, impressionniste et moderne.
NOTA BENE
Caillebotte. Impressionniste et moderne, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Suisse, du 18 juin au 21 novembre 2021