Nicolas Ducimetière
Jusqu’au 29 août 2021, la Fondation Jan Michalski accueille l’exposition De Stefan Zweig à Martin Bodmer : la collection [in]visible, présentant les fleurons de cet ensemble exceptionnel de manuscrits autographes, mais aussi l’histoire reconstituée de leur cession et de leur arrivée en Suisse au sein de la collection Martin Bodmer, inscrite au Registre de la « Mémoire du Monde » en 2015.
Le 10 mai [1933], jour de gloire où mes livres flambent sur le bûcher à Berlin, en face de l’université où j’ai parlé de vous devant mille personnes, en face du théâtre où on a joué des pièces de moi. […] Intérieurement, j’ai déjà dit adieu à ma maison, ma collection, mes livres… ». Après cette date funeste, la résolution radicale et brutale exprimée par Stefan Zweig dans une lettre à son proche ami Romain Rolland ne le quitta plus. Ce désir de quitter son Autriche natale s’exacerba même après la « descente » orchestrée par la police en février 1934 dans sa demeure salzbourgeoise du Kapuzinerberg, sous prétexte d’y rechercher une prétendue cache d’armes… L’exil commençait, mais c’était celui d’un col lectionneur, qui laissait derrière lui un ensemble unique de manuscrits autographes, patiemment réuni depuis l’adolescence et devenu une référence pour tous les amateurs. La passion de la chose écrite s’était en effet emparée de lui alors qu’il n’était encore qu’un lycéen publiant ses premiers vers dans la Vienne des années dix-huit cent quatre-vingt-dix. Au fil des années, cultivant ses relations avec les principaux libraires européens, fréquentant avec assiduité les salles de vente, obtenant des manuscrits de ses amis auteurs, Zweig avait rassemblé des pièces exceptionnelles et envisageait son projet avec une grande ambition, publiant dès 1914 une sorte de manifeste intitulé Die Autographensammlung als Kunstwerk (La collection d’autographes comme œuvre d’art). Hölderlin, Balzac, Goethe, Napoléon, Gorki, Heine, Nietzsche, Rimbaud et tant d’autres : ces manuscrits de romans, de poèmes, de lettres, dans des versions parachevées ou des brouillons, étaient précieusement conservés dans des chemises de papier imprimées et couvertes d’annotations, toujours à l’encre violette, de leur érudit propriétaire qui notait consciencieusement tous les éléments venus à sa connaissance à propos de ces auteurs et textes qu’il aimait.
Au souvenir des mots de Goethe affirmant « il n’existe aucune totalité close et pérenne, mais au contraire une infinité en mouvement», Zweig se sentit, en dépit des circonstances, serein quant à son choix de vendre : «je suis étonné de la facilité avec laquelle je me suis séparé de tout cela», écrivit-il à son ami bâlois Geigy-Hegenbach. Encore fallait-il organiser cette dispersion. Pas question de s’en désintéresser : le collectionneur, tout en préservant son anonymat, s’impliqua dans les plus petits détails de l’opération, confiée aux bons soins de son ami et fournisseur Heinrich Hinterberger au début de 1936. Établissant un premier catalogue des manuscrits d’auteurs allemands, le libraire viennois proposa d’abord comme acheteurs quelques noms fortunés, mais se heurta au refus de son commanditaire : «j’ai une relation particulière à mes autographes et cela ne me réjouirait pas tellement qu’ils parviennent entre les mains de quelqu’un qui ne les achèterait que parce qu’il a de l’argent et une envie soudaine de s’offrir quelque chose. » Loin des spéculateurs ou des dilettantes, Zweig cherchait «un vrai collectionneur ». Encore fallait-il trouver l’oiseau rare, de préférence pour un achat en bloc qui garantirait le maintien de la cohérence de la collection…
Vers le 13 mars 1936, après avoir envoyé son catalogue à quelques bibliophiles choisis et essuyé deux refus, Hinterberger recevait un courrier envoyé de Zurich par Martin Bodmer: à quelques rares exceptions près, la collection était achetée dans son ensemble. Bien qu’il ne l’ait jamais rencontré (alors qu’il avait visité la collection beethovénienne de son frère aîné en 1933), Zweig connaissait bien le bibliophile suisse et sa bibliothèque, se montrant soulagé et satisfait de voir sa propre collection en prendre le chemin: «je viens de recevoir votre lettre avec la nouvelle importante de la vente à Bodmer et je suis heureux d’en accepter les termes. […] Faites-lui savoir que pour moi aussi, l’affaire est conclue […]. Je suis très heureux et vous suis très reconnaissant que nous ayons pu régler la chose si rapidement et à fond.» S’ajouta en cours de négociation un document exceptionnel, tout juste acquis par Zweig lors d’une petite vente en France: le manuscrit autographe de l’hymne national allemand (Das Lied der Deutschen). Durant l’automne suivant, lors de la mise en vente des manuscrits d’«auteurs étrangers», le Zurichois fut démarché en exclusivité et reçut une liste dactylographiée qui constitue un témoignage précieux de cette transmission, étant couverte des annotations croisées de Zweig, Hinterberger et Bodmer. Au fil des échanges, ce dernier se révéla bien être le confrère collectionneur espéré par Zweig, un initié aux idées précises et arrêtées sur les buts et la qualité attendue de sa collection: les correspondances nous le montrent ainsi refuser l’échange de deux poèmes verlainiens égarés contre une pièce de l’«obscur» poète Racan, ou signaler qu’un épais manuscrit de l’auteur russe Merejkowski ne présente en réalité que deux feuillets autographes sur soixante-dix pages…
Cinq ans après la mort tragique de Stefan Zweig et de sa seconde épouse au Brésil, il subsistait encore à Londres, confiés au libraire Heinrich Eisemann, les derniers manuscrits conservés par l’homme de lettres, ceux qui avaient eu pour lui «la valeur personnelle du souvenir», comme une pièce de théâtre de l’Arétin demeurée inédite depuis la Renaissance ou cette nouvelle de Balzac écrite fiévreusement en une nuit. Contacté, Bodmer put, entre 1947 et 1963, acquérir la majeure partie de ces pièces auprès des héritiers du couple défunt, parachevant ainsi son entreprise de conservation d’une collection exceptionnelle. Loin des fantasmes véhiculés par tout événement survenu durant ces années si troubles de l’histoire européenne, le passage de ces manuscrits de la demeure salzbourgeoise de Zweig aux rayons zurichois, puis genevois de la collection Martin Bodmer témoigne d’une volonté de transmission assumée par l’homme de lettres et poursuivie par un bibliophile selon son goût. Grâce au minutieux travail de recherche mené par Marc Kolakowski dans le cadre du BodmerLab (Université de Genève), l’histoire passionnante de ce «passage» a pu être reconstituée, grâce à des correspondances et des documents inédits glanés dans des fonds d’archives de toute l’Europe. Présentant près de cent cinquante manuscrits et documents autographes prêtés par la Fondation Martin Bodmer (dont beaucoup jamais montrés au public, voire inconnus des chercheurs), la Fondation Jan Michalski, grâce à son exposition De Stefan Zweig à Martin Bodmer: la collection [in]visible, vous invite à découvrir les lignes précieuses et émouvantes sorties des plus grandes plumes européennes ayant vécu entre la Renaissance et le XXe siècle, partageant ainsi le rêve concrétisé de ce duo de grands collectionneurs fascinés par les génies de l’écriture.
NOTA BENE
De Stefan Zweig à Martin Bodmer : la collection [in]visible Jusqu’au 29 août 2021 Fondation Jan Michalski, Montricher, Suisse