Françoise Jaunin
Il était très attendu. L’incontournable rendezvous du Val-de-Travers se faisait désirer depuis sa septième édition en 2015. Revoici donc la poya des artistes qui, bon pied bon œil, grimpent et se postent ou s’infiltrent entre prés et bois.
D’abord pressentie en 2019 puis en 2020, la huitième randonnée artistique du Val-de-Travers est lancée : partant du cœur du village, elle longe la rivière de la Sourde, grimpe dans la forêt, en découvre la grotte et la haute cascade, débouche dans une clairière et redescend entre champs et pâturages. Tout ce qu’il faut de belle nature romantique pour découvrir à la fois les charmes bucoliques du Vallon et le jeu de piste bien sculpté d’une cinquantaine d’artistes suisses contemporains.
En 1985, la première exposition imaginée par Pierre-André et Marie Delachaux, couple de proesseurs épris d’art mais aussi de leur jolie bourgade alors en plein marasme économique, entendait redonner à la région vie, espoir et image positive. Pari réussi! Si cette première édition est encore inscrite dans l’esthétique «classique moderne», le virage du contemporain est pris dès 1989, année à partir de laquelle le jury est piloté par le président de la commission fédérale d’art (soit Giovanni Carmine pour 2021) qui prend soin de panacher les grandes pointures de la scène actuelle avec les talents émergents. La sculpture y fait de plus en plus place aux installations et autres interventions réalisées in situ, en lien avec la nature et l’esprit du lieu, son histoire et sa morphologie. «Tout est sculpture», proclamait l’inénarrable Ben sur la couverture du catalogue de Môtiers 1995, tandis que sur l’un de ses tableaux noirs disséminés tout au long du parcours, il ajoutait – comble de l’art en plein air – «Je signe les nuages dans le ciel comme sculptures mobiles»!
NARRATION XXL
Manifestement Môtiers 2021 voit grand, avec une série de pièces qui n’hésitent pas à s’afficher monumentales. Signe peut-être, méditent les organisateurs, qu’en temps de crise, les créateurs ont besoin d’espace pour se déployer et montrer qu’ils sont plus que jamais vivants. Mais le contraire n’est pas en reste: signée du même Ben, la plus petite œuvre du parcours, chaque visiteur se la fait tamponner sur le poignet en guise de ticket d’entrée…
Une autre tendance marquante dans l’art d’aujourd’hui y fait son miel : l’envie de raconter des histoires, l’importance donnée à la narration. À travers champs et bois, les plasticiens du millésime 2021 se font conteurs. Il faut bien dire qu’en la matière, Môtiers leur offre un terreau fertile avec sa Maison Rousseau qui, de 1762 à 1765, abrita le philosophe devenu indésirable en France ; sa Maison de l’Absinthe qui raconte comment la bourgade fut à la fin du XVIIIe siècle le berceau de la Fée verte puis d’une série de distilleries clandestines ; ses horlogers de haut niveau dont les créations étaient recherchées jusqu’en Chine ; ses vins mousseux qui pétillent dans son Prieuré St-Pierre dont les origines remontent jusqu’au VIe siècle ; ses mines d’asphalte uniques en Europe, son attachement à son patrimoine architectural et ses centres d’art des Mascarons (Max Bill, Niki de Saint Phalle, Tinguely, Spoerri, Paolucci, Fischli-Weiss…) et de la Grange (art aborigène australien).
LA CHINOISE, LE SALOON ET LE RHINOCÉROS
C’est en plongeant dans ces annales que Catherine Gfeller a redécouvert l’histoire oubliée de la femme d’Édouard Bovet de Chine, un homme du crû qui exportait avec succès dans l’Empire du Milieu les très demandées montres et horloges du Jura neuchâtelois. C’est là qu’il l’a rencontrée. « Elle fait partie intégrante de l’histoire régionale, de ses réussites et de ses mythes », souligne l’artiste. « Mais personne n’a pu me dire qui elle était sauf qu’il s’agissait d’un grand amour ». Même au terme d’une véritable enquête, le mystère demeure. Mais La gardienne du temps. Une Chinoise à Môtiers est de retour : la voici en grand et en marche, la valise à la main, monumentale sculpture en résine rouge de cinq mètres de haut devant la grotte, à l’aplomb audessus de la vallée. En regard, sur un haut plateau dans la forêt, neuf lettres rouges géantes le confirment en majuscules: ELLE EST LÀ.
En direction de la cascade, à la lisière du bois, Gregory Sugnaux, lui, tient saloon. En croisant malicieusement les histoires plus ou moins mythifiées de la boisson prohibée mais distillée avec amour par les Môtisans et du fameux débit de boisson du Far West américain et en déplaçant le décor d’un récit dans l’autre, il transporte les visiteurs en plein western hollywoodien. Au fronton du saloon, l’écriteau indiquant « La More » (contraction de l’amour et la mort) provient de la dernière photo connue de James Dean faisant le plein de sa Porsche 550 Spyder avant le crash fatal. Les histoires et les mythes se brouillent et se télescopent… Incongru en hautes terres neuchâteloises mais familier à tous, le stéréotype de la baraque au faîtage arrondi et porte à double battant associe les chasseurs de distillateurs clandestins aux cowboys traqueurs de outlaws.
Dans une clairière, comme surgi tout droit de la préhistoire, des contes et légendes archaïques ou de notre cerveau reptilien, le colosse de pierre d’Olivier Estoppey hybride la puissance formidable du rhinocéros avec la précieuse corne de licorne qui lui sort du dos. Son titre lui-même : Les tribus de Bahamontès, opère un autre métissage tout aussi étrange entre une référence ethnologique improbable et le fameux grimpeur cycliste espagnol dont la bête, bardée de sangles en caoutchouc, semble porter la chambre à air de secours.
Anarchitectes inspirés, les frères Chapuisat ouvrent encore d’autres vannes à l’imaginaire : leur monumental Temple d’inspiration hindoue en bois brûlé en surface et strié de bandes de couleurs chamarrées à l’intérieur invite à une délicieuse Rétrogression qui nous ramène en enfance. Autre bâtisseur-bricoleur, Alexandre Joly nous emmène au fond des bois dans sa Chapelle inversée où il faut entrer pour regarder dehors à travers son grand hublot irisé qui transfigure toute la forêt alentour avec ses couleurs féeriques et psychédéliques. Claudia Comte, elle, s’est faite archéologue sousmarine en déposant sur les pâturages jurassiens une délicate et gigantesque fleur de corail en marbre, comme le dernier fossile d’un océan depuis longtemps disparu ou le symbole d’une catastrophe écologique annoncée. John Armleder et Olivier Mosset font tandem et installent sur le pré leur half-pipe à skateboard comme une rampe de lancement vers les acrobaties mentales les plus fantaisistes, absurdes ou utopistes. Quant au couple Jonathan Delachaux & Zoé Cappon, ils ont paré au manque de contacts et de partage avec leurs proches et amis pour cause de pandémie en les recréant sous forme de pantins articulés grandeur nature : une forêt de quarante-deux personnages touchants et débonnaires qui se retrouvent tous «confinés » dans une cabane à l’orée du bois.
Et tant d’autres histoires encore qui font bruisser les feuillages, les herbages, les fontaines et les mé- moires du Vallon et de ses visiteurs…
NOTA BENE
Môtiers 2021 – Art en plein air, Val-de-Travers, Suisse Jusqu’au 20 septembre 2021