Camille Lévêque-Claudet
La rétrospective organisée au Musée National d’Art Moderne à Paris révèle les différentes facettes de l’œuvre puissante de Georgia O’Keeffe.
Pour pénétrer le « mystère Georgia O’Keeffe » il faut certainement oublier un moment ses fleurs grand format, les œuvres les plus connues de l’artiste, auxquelles a souvent été donnée une interprétation sexuelle et chercher ailleurs, par exemple dans une œuvre comme Black Door with Red (1954), représentant un mur percé d’une porte, une étendue d’adobe rouge lisse encadrant un carré noir brut, espace négatif absolu.
O’Keeffe aimait peindre le même sujet encore et encore, jusqu’à ce qu’elle en ait pénétré son essence. Les fleurs, aux pistils dressés et aux pétales gonflées, sont remplacées par des paysages urbains de New York, puis par des crânes de vaches et divers ossements d’animaux, flottant au-dessus du ciel bleu pur et des collines sèches du Nouveau-Mexique. Ce paysage est une révélation pour elle, et c’est pendant ses séjours au Nouveau-Mexique, dans les années 1930, qu’elle commence à être obsédée par le mur percé d’une porte. Après avoir acheté la maison, un processus qui dure une décennie entière, elle entreprend de documenter sa présence énigmatique sur la toile. « J’essaie toujours de peindre cette porte – je n’y arrive jamais », explique-t-elle. « C’est une malédiction ce que je ressens – je dois continuellement poursuivre avec cette porte ».
O’Keeffe est d’abord une fille de fermiers, née dans les grandes prairies du Wisconsin en 1887. L’acharnement dont elle fait preuve à réaliser son rêve de devenir peintre lui permet d’entrer à l’Art Institute de Chicago à 17 ans. Un séjour à New York, à l’Art Students League, lui fait découvrir les plaisirs des sociabilités urbaines. Afin de financer ses débuts de jeune artiste elle s’essaie, à l’instar de son contemporain Edward Hopper, à l’art commercial, avant de prendre le chemin de l’enseignement, au Texas. Entre deux emplois, elle parfait sa formation, à l’université de Virginie et au Teachers College de New York. À Manhattan, elle découvre les œuvres de Picasso et de Braque, et lit l’ouvrage de Kandinsky Du spirituel dans l’art.
À l’été 1915, alors qu’elle vit et enseigne en Caroline du Sud, O’Keeffe crée une série de dessins abstraits au fusain qui transcrivent les émotions qu’elle dit ne pouvoir verbaliser. Elle décide d’en envoyer une sélection à une amie qui les montre au photographe new-yorkais Alfred Stieglitz qui dirigeait la galerie 291, la première galerie d’art moderne des Etats-Unis. Stieglitz est très impressionné par les fusains et prends contact avec l’artiste. Ainsi débute une correspondance entre les deux, un échange épistolaire prolifique duquel naîtra une romance passionnée.
En 1919, O’Keeffe peint ses premiers tableaux de fleurs. Elle s’empare du genre de la peinture de fleurs et le fait sien, transformant une pratique jugée conventionnelle et dépassée pour en faire quelque chose de vital et d’original. L’artiste, capable de peindre près de trente types de fleurs, de l’œillet à la rose en passant par l’iris, ne recherche pas la précision botanique. La nature est sous son pinceau transformée, stylisée et agrandie. Les fleurs l’enthousiasment par leurs formes arrondies, leurs contours nets, leurs plis charnus et leur potentiel latent de forme abstraite. Ces subtilités sont oubliées par la critique contemporaine qui, pour l’essentiel, ne voit dans ces œuvres qu’une expression de la sexualité féminine. Le sociologue Lewis Mumford écrit que O’Keeffe a « trouvé un langage pour des expériences qui sont autrement trop intimes pour être partagées » et déclare que son œuvre est « une longue et bruyante explosion de sexe, sexe dans la jeunesse, sexe dans l’adolescence, sexe dans la maturité ». Dans les années 1920, certains psychiatres new-yorkais encouragent même leurs patientes à visiter ses expositions dans un but cathartique. Une série de photographies de Stieglitz montrant O’Keeffe nue, exposée pour la première fois en 1921, renforce la réputation sulfureuse de l’artiste et encourage les commentateurs à considérer sa peinture de fleurs comme la métaphore de sa sensualité débridée. O’Keeffe rejette cette interprétation restrictive de ses œuvres qu’elle propose au regard comme l’expression de « toute la psyché ».
En réponse à ceux qu’ils l’avaient étiquetée comme l’artiste féminine par excellence, O’Keeffe peint des gratte-ciel. Qu’y avait-t-il de plus masculin qu’un gratte-ciel ? « Quand j’ai voulu peindre New York, les hommes ont pensé que j’avais perdu la tête », a-t-elle expliqué plus tard. « Mais je l’ai fait quand même. » Le choix du sujet a été également influencé par l’emménagement avec Stieglitz, au mois de novembre 1925, dans un appartement du Shelton Hotel, le premier hôtel new-yorkais qui soit un gratte-ciel. L’artiste utilise des lignes verticales effilées et une perspective vertigineuse qui amplifie la hauteur des bâtiments. L’échelle inhumaine des édifices et l’impression de se trouver dans un canyon donnent à l’image un caractère inquiétant. Ainsi, quand elle peint la ville de New-York O’Keeffe se distingue des œuvres du précisionnisme américain, celles de Charles Demuth et de Charles Sheeler notamment, qui sont imprégnées d’une foi sans critique, stéréotypée et masculine dans la technologie et l’avènement du monde moderne.
Oppressé par les attentes de son mari narcissique, lassée de ses infidélités et fatigué des exigences de la sociabilité et du bruit de la ville, O’Keeffe ressent le besoin de s’éloigner autant de Stieglitz que de New York et de trouver de nouvelles sources d’inspiration. Au printemps 1929, elle se rend pour la première fois au Nouveau-Mexique. Santa Fe et Taos étaient devenue des destinations de plus en plus populaires pour les artistes et les écrivains. Le mélange des cultures amérindiennes et espagnoles fournissait un terrain fertile pour le développement d’un imaginaire combinant exotisme et primitivisme. D’emblée, O’Keeffe ressent un profond attachement pour cette région au point d’y passer tous ses étés et de décider de s’y installer définitivement en 1949. Sensible aux couleurs du désert, à l’architecture mexicaine, aux montagnes, canyons et plaines, elle peint des tableaux lisses et colorés où la forme géologique bascule vers l’abstraction. Fascinée par les formes épurées et abstraites des crânes et des ossements d’animaux qu’elle ramasse au cours de ses longues promenades, la peintre en fait le centre de ses compositions. Une fois de plus O’Keeffe s’empare d’un sujet proprement américain – celui du monde des cowboys –, un autre sujet que les artistes hommes pensaient qu’il leur était réservé. Dans certaines compositions, la réunion de crânes et de fleurs évoque les traditions mortuaires mexicaines tout en faisant penser à des collages surréalistes.
Reprenant les tendances de l’art moderne et se les réappropriant, O’Keeffe ne se sent jamais dépendante de ces orthodoxies. Jamais, non plus, l’artiste ne cherche à rejoindre le camp des tenants de la figuration ni celui des tenants de l’abstraction. Son œuvre, magistral, transcende les courants et les genres. O’Keeffe nous invite à nous éloigner de la cacophonie et de la trépidation de la vie et de la ville moderne, nous met au défi de ralentir et de prêter attention aux plus petits aspects du monde naturel, décrivant chaque fleur, chaque os que nous même pourrions rencontrer sur notre chemin. Elle nous invite à nous perdre dans la contemplation de la beauté naturelle dans ses moindres détails, à voir d’un œil nouveau, et à nous émerveiller.